Le 30 août, Miloš Vystrčil, le président du Sénat de la République tchèque s’est rendu à Taiwan, accompagné d’une délégation de 90 personnes, chefs d’entreprise, politiciens et artistes, dont notamment le maire de Prague, Zdeněk Hřib, qui a récemment coupé les relations de jumelage avec Pékin, pour protester contre les pressions chinoises. Miloš Vystrčil honore par là la promesse de son prédécesseur Jaroslav Kubera, dont la mort subite a empêché la réalisation du projet.
Il a été accueilli par le ministre des Affaires étrangères de la République de Chine, Joseph Wu, et a pu s’entretenir avec la Présidente Tsai Ing-wen. C’est la première visite d’un président du Sénat d’un État de l’Union européenne depuis la perte par la République de Chine du poste de représentation de la Chine à l’ONU en 1971.
On pourrait minimiser l’événement en disant qu’il ne s’agit « que » du président du Sénat et non pas du président du pays, Milos Zeman (celui-ci ayant fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher la délégation de l’opposition libérale du pays de se rendre à Taïwan). On pourrait dire qu’il ne s’agit « que » de la République tchèque, un État d’Europe centrale, qui ne compte qu’un peu plus de 10 millions d’habitants et ne représente que 1,6 % du PIB de l’Union européenne (15 fois moins que l’Allemagne). On pourrait dire aussi que cette visite n’est qu’un coup de tête d’un politique de l’UE et qu’elle ne devrait pas changer le statut de Taïwan dont l’existence n’est toujours pas reconnue par la République tchèque elle-même. Pourtant, en raisonnant ainsi, on manquerait quelque chose…
La visite de Miloš Vystrčil à Taïwan est en effet à la fois significative et fort instructive. Elle doit être vue comme la concrétisation d’une tendance de fond qui traduit aussi bien l’échec de la « diplomatie du masque » de la Chine, que la réussite de la diplomatie post-Covid de Taïwan. Le Covid-19 aura été pour Taïwan un révélateur et un détonateur : sa réussite dans la gestion de l’épidémie, de façon démocratique, responsable et transparente, a permis de souligner sa différence avec la Chine et d’accroître son empreinte médiatique à un niveau inédit ces 30 dernières années. Inversement, si la Chine a su aussi juguler l’épidémie avec succès, l’opinion mondiale publique la tient pour responsable de négligences en censurant les lanceurs d’alerte. De plus, alors que Pékin avait insisté auprès de ses partenaires européens pour ne pas ébruiter les dons de masques faits par l’UE, Pékin a mis en avant son aide médicale de façon trop spectaculaire aux yeux de Bruxelles.
De plus, les menaces personnelles adressées par le ministre des Affaires étrangères de la Chine à l’encontre de Miloš Vystrčil ont été particulièrement mal perçues. Le 31 août, Wang Yi déclarait ainsi que « le gouvernement et le peuple chinois ne resteront pas les bras croisés, et leur feront payer un lourd tribut pour leur comportement à courte vue et leur opportunisme politique ». Ce à quoi, son homologue allemand, dont le pays exerce la présidence tournante de l’UE, répondait : « les Européens opèrent en politique étrangère et de sécurité très étroitement les uns avec les autres et nous traitons nos partenaires internationaux avec respect. Nous attendons cela d’eux aussi, et les menaces n’en font pas partie ». D’une certaine manière, la visite tchèque arrange bien Bruxelles : elle permet à l’UE de montrer sa déception face à une Chine qui, trop sûre de pouvoir vaincre, semble avoir perdu les moyens de convaincre…
En effet, la Chine est en train d’être pris au piège du discours nationaliste qu’elle inculque depuis 40 ans : à force de clamer que le pays ne doit pas oublier l’humiliation nationale de la guerre de l’Opium, le public maintenant attend des actes attestant de la fin de cette période de faiblesse historique. Or, c’est là le paradoxe : première puissance économique mondiale en termes de PIB à parité du pouvoir d’achat, première émettrice de CO2 et deuxième budget militaire au monde, la Chine ne peut à la fois se positionner en victime et multiplier les menaces. Quelle crédibilité peut bien tirer le mastodonte chinois de 1,4 milliard d’habitants à menacer le « lutin tchèque » de 10 millions d’âmes ?
Plus encore, en affirmant que la visite visait à soutenir les forces « séparatistes », la Chine fait précisément le jeu du pouvoir taïwanais en place qui a eu la malice et l’intelligence de situer l’évènement sur le plan de la « géopolitique des valeurs ». En plaçant sa visite sous les mânes de l’ancien président tchèque Václav Havel, et en reprenant le discours de J. F. Kennedy à Berlin, en clamant « je suis taïwanais », Miloš Vystrčil a fait de sa visite un symbole. Ce sur quoi a renchéri le porte-parole taïwanais en déclarant : « peuples de la République tchèque ou de Taïwan, nous avons tous une chose en commun, nous luttons tous les deux contre un régime autoritaire ». De plus, en affirmant que sa visite montre que « les valeurs sont plus importantes que l’argent », Miloš Vystrčil se permet même de faire la leçon à la France et à l’Allemagne : c’est affirmer également que les rapports entre Chine et Europe ne sont que purement économiques et sans aucune affinité culturelle ou sociopolitique.
Cette visite signale aussi pour la Chine le relatif échec de sa stratégie de séduction au sein de son forum « 17+1 », regroupant les pays européens d’Europe de l’Est et du Centre (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, République tchèque, Estonie, Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Monténégro, Pologne, Roumanie, Serbie, Slovaquie et Slovénie). Non seulement les promesses d’investissement via les « nouvelles routes de la soie » (BRI) tardent à se concrétiser, mais l’hétérogénéité des membres et la question première de la relation à la Russie ne peuvent que rendre l’initiative difficilement conclusive…
La Chine est donc au pied du mur : en réagissant trop fortement à la visite de Miloš Vystrčil, elle risque de s’aliéner davantage encore les Européens ; en ne réagissant pas, elle risque de voir l’initiative de Miloš Vystrčil créer un précédent. De fait, en plaçant les valeurs au-dessus du commerce, Miloš Vystrčil réveille une corde sensible chez les chancelleries européennes choquées par le traitement de Hong Kong et des Ouïghours.
Sans doute l’heure est venue de se demander si la volonté de « ne pas heurter la sensibilité chinoise » n’a pas pesé de façon disproportionnée sur la politique commerciale et étrangère de l’Europe… Quant à Taïwan, il ne semble pas que la visite de Miloš Vystrčil puisse être, à court terme, annonciatrice d’autres visites de ce niveau – mais cela ne signifie pas qu’un véritable renforcement des relations entre l’UE et la République de Chine ne soit en cours comme le montre, pour la France, l’exemple récent de la rénovation des frégates Lafayette et l’ouverture d’un nouveau « consulat » à Aix-en-Provence.
De fait, l’Europe n’a pas besoin comme les États-Unis de couvrir sa relation à la Chine de grands discours antagonistes de type « Guerre froide » ou de « clash des civilisations » mais sous les apparences policées, la réalité est la même : un refroidissement notable des relations qui devrait être durable tant que la « poutinisation » de Xi Jinping se poursuit.
Sommaire N° 30 (2020)