Au cours des deux dernières décennies, les disparités de richesse ont toujours été un sujet tabou en Chine, et particulièrement ces derniers temps, alors que la pandémie de Covid-19 a impacté la population chinoise de manière inégale. L’économiste Thomas Piketty (cf photo) vient de l’apprendre à ses dépens.
Lorsqu’il publia son best-seller « Le Capital au XXIème siècle » en 2013, un ouvrage argumentant que le capitalisme creuse les inégalités, celui-ci rencontra un succès immédiat en Chine où s’écoulèrent des centaines de milliers de copies. Le Président Xi Jinping lui-même y fit référence en mai 2016, prenant pour preuve les inégalités croissantes aux États-Unis et en Europe pour affirmer que les théories marxistes étaient plus que jamais d’actualité. Pourtant, avoir été cité par le Premier Secrétaire du Parti n’a pas suffi à exempter l’auteur français des contraintes de la censure.
En effet, la sortie programmée cette année de son nouvel essai « Capital et Idéologie », qui étend le spectre d’étude aux pays BRICS, a été retardée suite à la demande de son éditeur, le groupe Citic Press, de couper tous les passages traitant de la situation en Chine (au moins une dizaine de pages) – une requête rejetée par l’économiste.
Dans ce nouvel opus de 1 200 pages, Piketty souligne le paradoxe d’un système politique socialiste « aux caractéristiques chinoises » et d’une société hautement inégalitaire. Il dénonce par ailleurs l’opacité des données chinoises, « encore plus forte qu’en Russie », qui rend impossible de se faire une idée précise sur la manière dont les richesses du pays ont été distribuées ces dernières années. En 2006, le gouvernement central avait pourtant ordonné aux foyers aux revenus annuels supérieurs à 120 000 yuans de remplir une déclaration spécifique, mais la publication de ces données cessa cinq ans plus tard… De la même manière, la Chine ne rend plus public son coefficient de Gini, qui mesure les disparités des revenus au sein d’une population donnée, depuis l’an 2000, date à laquelle le pays a dépassé le seuil d’alerte de 0,40, craignant que cet index public ne contribue au mécontentement populaire. Depuis lors, le Bureau des Statistiques communique sporadiquement : en 2017, il situait toujours le coefficient au-dessus de 0,40, avec un pic à 0,491 en 2008. Des chiffres qui tranchaient avec un rapport d’une université de Chengdu qui l’évaluait à 0,61 en 2012.
Malgré ces difficultés d’accès aux données, l’économiste français a observé qu’au début des années 90, 10% des Chinois les plus riches détenaient 30% des richesses du pays. En 2015, cette part aurait augmenté pour atteindre les 41.5% – proche du niveau américain (47%). Et d’après l’économiste, il y a peu de signes de réformes concrètes pour lutter contre les inégalités sous le leadership de Xi Jinping : « emprisonner des oligarques et de hauts cadres qui se sont enrichis grâce aux pots-de-vin ne suffira pas à répondre au défi », commente-t-il.
Dernière lacune selon Piketty : l’absence de droits de succession. « Maintenant que deux tiers des capitaux chinois sont aux mains d’acteurs privés, il est surprenant de constater que ceux ayant bénéficié le plus de la privatisation et de la libéralisation de l’économie peuvent transmettre leur patrimoine à leur(s) héritier(s) sans payer aucune taxe ».
Naturellement, ces constats vont à l’encontre des objectifs affichés par le leadership chinois qui s’apprête à annoncer l’éradication de la grande pauvreté d’ici la fin de l’année (il ne restait officiellement que 5,5 millions de personnes gagnant moins de 2 300 yuans par an fin 2019), mais aussi avoir atteint son premier objectif centenaire d’une Chine devenue une « société modérément prospère » (un PIB de 2020 représentant le double de celui de 2010).
Ces victoires annoncées laissent sceptique He Keng (贺铿), ancien vice-directeur du Comité des Affaires financières et économiques de l’ANP (2008-2013) et membre de la « société Jiusan » (九三学社), un des 8 mini-partis tolérés par le Parti communiste. Interrogé lors d’un forum économique à Pékin le 23 août, le statisticien de 78 ans (cf photo) affirmait que la Chine ne peut se considérer comme « modérément prospère » alors que « seulement 300 millions de Chinois dépassent la barre des 30 000 yuans de revenus annuels (critère d’appartenance à la « classe moyenne »), contre 1,1 milliard considérés comme « pauvres », dont 600 millions vivant avec moins de 1 000 yuans par mois ». « Et à cause de la pandémie de Covid-19, l’écart de revenus entre ruraux et urbains s’est agrandi » ajoutait He Keng.
De fait, alors que les Chinois les plus riches ont réussi à sortir de la crise sanitaire presque indemnes financièrement, les plus pauvres ont du mal à boucler les fins de mois, ce qui pèse sur la demande domestique. Cela explique que les ventes de produits de luxe affichaient une croissance à deux chiffres dès le 2nd trimestre, tandis que le montant total des ventes au détail a chuté les cinq derniers mois (encore -1,1% en juillet), conséquence d’un pouvoir d’achat en berne et d’une certaine incertitude concernant l’avenir. Et le plan de relance de l’État chinois post-Covid-19 s’est essentiellement orienté vers les bons vieux investissements d’infrastructures, sans apporter d’aide directe aux ménages.
D’après Shen Jianguang, économiste chez JD Digits, le niveau de chômage chez les Chinois les plus modestes atteindrait près du double de la moyenne nationale qui est de 5,7%. Pour preuve, une étude menée en juin par l’université Beida auprès de 5 000 résidents urbains révélait que 11% d’entre eux avaient perdu leur travail et risquaient de retomber dans la pauvreté. De fait, si les citoyens les plus riches ont pu conserver leur emploi ou leur entreprise en travaillant de chez eux, cela n’a malheureusement pas été le cas pour les serveurs, coiffeurs, cuisiniers, agents de nettoyage, ouvriers… Et pour obtenir une maigre allocation chômage, encore faut-il détenir le hukou (permis de résidence) de la ville concernée, ce qui n’est pas le cas d’une écrasante majorité des travailleurs migrants, pourtant les plus menacés par des licenciements…
Cela pousse He Keng à penser qu’il est prématuré de considérer que d’ici la fin de l’année la Chine sera « modérément prospère ». « Les JO de Tokyo ont bien été reculés d’un an, pourquoi ne pas décaler cette échéance à un ou deux ans ? » argumente-t-il. Des propos qui ont fait le tour des réseaux sociaux avant d’être censurés… Toutefois, cette prise de position révèle le manque de consensus au sein de l’appareil à propos de cet objectif centenaire que le Parti s’est lui-même imposé, mais plus largement sur la stratégie à suivre pour relancer l’économie. Les récentes déclarations du Premier ministre Li Keqiang à propos des vendeurs ambulants vont également dans ce sens…
Ce qui est sûr est que le problème des inégalités devient trop important pour continuer à être ignoré. Comment espérer faire de la demande domestique le nouveau pilier de l’économie (tel que le stipule la nouvelle stratégie de « circulation duale ») lorsqu’une partie non négligeable de la population n’a ni emploi stable et rémunérateur, ni accès aux avantages sociaux ? Encore une fois, sans réformes et améliorations structurelles (droit du sol, hukou, protection sociale…), point de salut.
Sommaire N° 30 (2020)