Leur périple en bus à travers la grande Chine durait à présent depuis 48h, recroquevillés dans leurs sièges, hagards, insensibles aux cahots. Chez l’enfant, la route et la fatigue avaient tari ses pleurs. Arrivés à l’aube du 1er jour en gare de Zhengzhou (Henan), la passeuse, tout en tenant fermement Xiao Dou par la main, appela d’un téléphone public un mystérieux interlocuteur, avant d’entraîner son captif vers un bus de banlieue.
Une heure plus tard, ils arrivaient à une cinquantaine de kilomètres bleu contre le soleil. Quoiqu’au fond disgracieuse, la bourgade apparut au garçonnet immense et futuriste, avec ses larges avenues bordées de haies cubiques, bordées de hauts lampadaires et magasins aux néons criards. Saisissant son havresac d’une main et l’enfant de l’autre, la ravisseuse descendit avec lui le marchepied. A trois pas, les attendait une Santana, tous feux éteints. En sortirent un homme et une femme, vers lesquels sans hésiter, la convoyeuse se dirigea pour remettre la main du bambin à la femme qui s’en saisit. L’homme pendant ce temps, dévisageait le môme avec curiosité : « Bonjour, Jingwei, bienvenue dans ta famille, fit-il, nous t’attendions depuis longtemps, ton arrivée nous remplit de joie, après la peine » (先忧后乐, xiān yōu hòu lè).
Brisé par le voyage, Xiao Dou tenta faiblement de protester : « Vous n’êtes pas mes parents, et mon vrai nom, c’est… », mais sans le laisser finir, ces adultes l’entraînaient vers la voiture. « Ta chambre t’attend, reprit la femme, assise avec lui à l’arrière, tu vas prendre une bonne douche, sans doute la première de ta vie, et puis (désignant les nippes usées et sales qu’il portait) on va jeter au feu tous ces haillons, une armoire de vêtements neufs t’attend ». Pendant ce temps, le « père » versait son cachet à la kidnappeuse qui repartait sans se retourner, ni un adieu. Mission accomplie.
Dans son malheur, « Jingwei » avait eu de la chance. Sur un point, la passeuse n’avait pas menti : il était tombé en de bonnes mains. Ses nouveaux parents allaient le traiter comme s’il était issu de leur propre lit. Bien nourri, bien vêtu, il aurait droit à l’école, puis au lycée, puis à l’université, toutes choses dont il n’aurait pu rêver dans son misérable village au fin fond du Yunnan.
Rapidement, Jingwei oublierait son nom, comme celui du village, que ses nouveaux parents ne mentionneraient jamais. Mais jamais il n’effacerait de sa mémoire le merveilleux environnement de sa prime enfance, la montagne bordant sa vallée, la route en lacets qui y menait, les forêts luxuriantes d’arbres tropicaux aux fleurs exubérantes qui l’entouraient, ni son décor de rêve…
Pas un jour de sa vie ne se passait sans que l’enfant, déchiré entre ces deux phases de son existence, ne rêve de retrouver ses vrais parents. Sa grande question désormais, fondatrice de son existence, était comment maintenir sa fidélité à ces deux couples de parents, sa vie d’avant et celle d’après ? Tous l’aimaient, il en était conscient. Mais concernant ses géniteurs, il ne pouvait qu’imaginer la douleur de ces êtres privés de la chair de leur chair, le cherchant en vain avec leurs faibles moyens. Quant à ses nouveaux parents, il voyait bien les sacrifices auxquels ils s’astreignaient pour lui assurer un avenir meilleur que leur présent. Ils n’épargnaient rien, ni le cachet au proviseur pour lui assurer le meilleur collège, ni les cours particuliers de math et de chinois, ni ceux facultatifs de dessin et de piano, ni les stages de vacances qui grevaient l’essentiel de leur épargne… Tous méritaient son amour !
Avant l’adolescence, il conçut un plan pour concilier tout cela et garder en son cœur les auteurs de ses jours. Quotidiennement, quand le reprenait le lancinant mal du pays, Jingwei s’asseyait à son petit bureau pour recréer en imagination un coin de son village. Sur un petit carnet, il dessinait les maisonnettes de bambou sur pilotis, les cochons noirs ocellés de rose que les habitants élevaient, la bambouseraie collective au bord du petit torrent sous la falaise, les rizières en terrasses, l’étang où batifolaient les canards, entre les buffles à bosse venus y goûter la fraîcheur du soir…
Tous ces efforts n’avaient guère de sens aux yeux de sa mère et de son père qui s’en moquaient. « Tout ça, c’est du rêve », disait sa mère adoptive en faisant la moue, « tandis que ta vie parmi nous, ici et maintenant, ça, c’est du solide » !
Une fois adolescent, Jingwei se détourna de ces souvenirs. Concentré sur ses études, il avait trop à faire désormais. Son gaokao (bac) en poche lui ouvrait la voie vers l’université de Zhengzhou, il allait obtenir son diplôme d’ingénieur, épouser une camarade de faculté. Un premier enfant allait leur naître, puis un second. Il avait son boulot, ses copains, son ordinateur et sa voiture, tout allait bien.
Mais Jingwei pourrait-il maintenir toute sa vie ce voile de flou sur ses origines ? Vous le saurez la semaine prochaine, au dernier épisode de cette histoire authentique !
1 Commentaire
severy
20 janvier 2022 à 04:59Nous sommes littéralement suspendus aux lèvres digitales de l’auteur du récit. Vivement la conclusion – positive – de cette histoire à la Maupassant.