Comme chaque année avant le Nouvel an chinois, la tradition veut que le Président visite une région parmi les plus reculées du pays pour partager un peu du quotidien de ses habitants, et s’assurer que personne ne soit laissé pour compte dans la course du pays vers la prospérité. Ainsi, Xi Jinping a serré la main du doyen d’un petit village du Sichuan, et réchauffé le cœur des enfants dans le Jiangxi.
D’ici fin 2020, il sera théoriquement plus difficile pour le Président de choisir une destination, car le pays devrait avoir totalement éradiqué la « pauvreté extrême » dont le seuil, défini par le gouvernement chinois en 2011, équivaut à un revenu annuel net de 2 300 yuans (300 euros). En effet, selon les chiffres officiels, le nombre de pauvres se réduit de manière quasi constante chaque année : ils étaient 50 millions en 2015, 30 millions en 2017, et 16,6 millions fin 2018. En attendant le bilan de 2019, le gouvernement affirmait qu’une dizaine de millions d’autres étaient sortis d’affaire ces 12 derniers mois, l’Etat central ayant investi pas moins de 126,12 milliards de yuans (16,4 milliards d’€) dans sa campagne anti-pauvreté.
Dans les médias, les « success stories » sont légion, relatant notamment le rôle bénéfique du e-commerce. Tel est le cas de Chen, la trentaine, qui a commencé en 2018 à partager des vidéos de son quotidien d’agricultrice sur Taobao. Aujourd’hui, 40 000 personnes sont abonnées à sa chaîne. C’est comme cela qu’elle écoule la totalité de son riz et de son maïs et gagne aujourd’hui un peu plus de 3 000 yuans par mois. Sa réussite a incité tous les voisins de son village du Hunan à faire de même : vendre directement leurs récoltes à une clientèle urbaine désireuse de soutenir ses paysans via des plateformes de e-commerce. Ainsi, le géant Alibaba s’est engagé à aider les fermiers à vendre 150 millions de kilos de leurs produits pendant la période du Nouvel an chinois, et a fait de ses plateformes de véritables « moteurs digitaux » pour la revitalisation de l’économie rurale. Son concurrent, JD.com a lancé un programme faisant usage de la « blockchain » pour améliorer le rendement des fermiers. Pinduoduo a également créé une technologie basée sur l’intelligence artificielle mettant directement en relation les agriculteurs avec des grossistes. Si chacun y va de sa petite initiative, c’est parce que le gouvernement ne leur laisse pas trop le choix, ces firmes se devant de remplir leur devoir de « citoyen ».
D’autres histoires, moins courantes, rappellent les réalités d’une pauvreté à plusieurs vitesses. En 2018, la photo du petit Wang Fuman, 8 ans, arrivant les joues rougies par le froid et les cheveux givrés à son école, faisait le tour du web, suscitant une vague de donations. Sa famille n’en reçut qu’une petite partie, le reste ayant été partagé avec les autres élèves de l’école. Cela leur permit tout de même de déménager dans une maison en dur, et à l’école de construire un dortoir chauffé pour les enfants. Pourtant, pour la cinquième année consécutive, le foyer de Wang n’était toujours pas assez pauvre pour bénéficier du programme d’aide du gouvernement, réservant notamment des emplois de balayeur de rue à 500 yuans mensuels aux plus démunis. En effet, son père, ouvrier sur des chantiers en ville, gagne 3 000 yuans par mois, mais peine à faire vivre ses deux enfants, sa femme et sa mère. Toutefois, la situation du père de Wang peinait à émouvoir les internautes, certains l’accusant même de profiter de la célébrité de son fils pour en demander plus, d’autres familles étant plus pauvres que la sienne…
Autre débat sur la toile, celui de la véracité des chiffres de l’anti-pauvreté. Au Jiangsu, province de 80 millions d’habitants, les autorités déclaraient que 99,99% des 2,54 millions de pauvres vivant dans la province (pourtant parmi les plus riches du pays) ne l’étaient plus. Ainsi, seulement six familles (soit 17 personnes) restaient en dessous du seuil d’extrême pauvreté dans la province. Un chiffre qui faisait évidemment bondir les internautes…
Pourtant, on peut déjà affirmer en toute confiance que le gouvernement décrétera l’éradication de l’extrême pauvreté d’ici la fin de l’année, et annoncera avoir atteint une société de « petite prospérité » avec un PIB moyen annuel par habitant de 10 000 $. Ces objectifs sont symboliques et visent surtout à célébrer les succès du régime, et le chemin accompli. Car même si les progrès de la Chine en la matière sont indéniables (et les Chinois en sont les premiers témoins), les chiffres suscitent le scepticisme de certains experts : le seuil choisi par la Chine est bien trop bas pour un « pays à revenu intermédiaire ». Li Xiaoyun, du Conseil d’Etat, constatait récemment que plus de 30 millions de personnes « retomberaient » dans l’extrême pauvreté si le seuil était élevé à 3,2 $ par jour comme le préconise la Banque Mondiale (au lieu de 1,9$ selon le seuil chinois actuel).
Sommaire N° 3-4 (2020)