Technologies & Internet : L’horloge fait « TikTok » à Washington

Après Huawei, le champion chinois de la technologie 5G, c’est au tour de l’application mobile TikTok, très populaire auprès de la jeunesse pour ses vidéos divertissantes de 15 secondes, d’être prise pour cible par l’administration américaine.

Le 6 août, le Président Trump annonçait par décret présidentiel bannir TikTok des États-Unis d’ici mi-septembre si elle n’était pas vendue à une société américaine. Douze jours plus tard, le locataire de la Maison-Blanche ordonnait à ByteDance, la société mère de TikTok, de conclure cette vente sous 90 jours (soit avant le 12 novembre). Cette décision marquait l’aboutissement d’une longue enquête menée par le comité des investissements étrangers aux USA (CFIUS) suite à l’acquisition par ByteDance de l’application Musical.ly, devenue plus tard TikTok. Cet ultimatum mettait soudain la pression sur TikTok dans ses négociations de rachat avec Microsoft/Walmart, Oracle et Twitter. Le montant de la transaction serait estimé entre 25 et 30 milliards de $.

Ce scénario n’est pas sans rappeler la mésaventure du groupe chinois Kunlun, propriétaire de l’application de rencontre LGBTQ Grindr. Accusé de rapatrier en Chine des données « sensibles » de ses utilisateurs américains comme la géolocalisation, l’orientation sexuelle ou encore le statut sérologique, Kunlun avait été contraint de céder ses parts par le CFIUS.

Dans le cas de TikTok, Washington estime que l’application récolterait de vastes quantités de données auprès de ses 100 millions d’utilisateurs américains et pourrait potentiellement les transmettre au gouvernement chinois, posant ainsi un risque de « sécurité nationale ». L’administration de Donald Trump craint également que le gouvernement chinois n’utilise la plateforme à des fins propagandistes, voire d’espionnage. « Des accusations totalement infondées », selon Zhao Lijian, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois. La CIA elle-même a déclaré n’avoir aucune preuve que le gouvernement chinois ait eu accès à des données de TikTok. Pour sa défense, l’application affirme stocker les données de ses usagers américains aux États-Unis et à Singapour et n’avoir aucun lien avec Pékin.

À domicile, la stratégie de riposte de ByteDance n’a pas fait l’unanimité. Le groupe a d’abord été accusé par des internautes nationalistes chinois de « capituler » devant les pressions américaines. Le 24 août, il est pourtant revenu en grâce en annonçant avoir déposé un recours devant la justice américaine contre le décret présidentiel. « Cela prouve que TikTok ne va pas se laisser abattre sans rien dire », pouvait-on lire sur les réseaux sociaux. À Pékin, on ne se fait pas d’illusions : « il est peu probable que cette procédure judiciaire change le cours des évènements », commentait Mei Xinyu du ministère du Commerce. Pour mémoire, Huawei avait lui aussi saisi la justice pour tenter de révoquer une interdiction fédérale, avant d’être débouté. Pourtant, cette tactique dilatoire pourrait permettre à TikTok d’obtenir un délai au-delà de l’élection présidentielle américaine le 3 novembre, et ainsi espérer la révocation du décret présidentiel en cas de victoire du démocrate Joe Biden. La toute dernière riposte venait du gouvernement chinois cette fois, qui modifiait le 28 août – et pour la première fois depuis 12 ans –  sa liste des technologies restreintes à l’export en y ajoutant celles englobant les algorithmes de ByteDance. De cette manière, toute vente de TikTok serait conditionnée à l’octroi d’une licence de la part des autorités chinoises, qui pourraient ainsi retarder la transaction. L’avenir de TikTok aux Etats-Unis n’a jamais été aussi incertain…

TikTok n’est pas la seule application chinoise prise en grippe par Washington : WeChat, du géant Tencent, est également frappée par un décret présidentiel visant à interdire toute « transaction » sur la plateforme – une formulation vague qui devrait être précisée par le Secrétariat américain au Commerce le 20 septembre. Entre-temps, la Maison-Blanche aurait discrètement rassuré ses entreprises : l’interdiction ne devrait être effective que sur le territoire américain, elles pourront donc toujours utiliser WeChat en Chine.

Mais cela ne fait pas les affaires des Chinois de la diaspora installés aux États-Unis. Ils seraient 19 millions à utiliser WeChat chaque jour pour communiquer avec leur famille. La plupart d’entre eux réfléchissent à une alternative, mais les options se font rares. En effet, Facebook Messenger, Instagram, Telegram, Whatsapp, Pinterest sont inaccessibles depuis la Chine. Seuls Skype et Linkedin sont autorisés. Un internaute notait : « la Chine a déjà  bloqué tellement d’applications américaines qu’il ne reste que peu de choix ». Selon le site spécialisé The Information, c’est Apple qui pourrait se retrouver dans le viseur de Pékin. En effet, la firme de Cupertino avait négocié avec le gouvernement chinois pour ne pas avoir à opérer son App Store en Chine en JV avec un partenaire local. Cet accord pourrait donc bien tomber à l’eau…

Pour l’opinion chinoise, la rhétorique agressive et les méthodes radicales du gouvernement américain à l’encontre de leur pays, sont considérées comme « indignes » du leader du « monde libre », et ont pour seul but de défendre la supériorité technologique américaine et de contenir à tout prix l’avancée de la Chine. Aux yeux des Chinois, cette cabale contre TikTok et WeChat est aussi une tentative de faire oublier au public américain le fiasco de l’administration Trump dans la lutte contre le Covid-19, à moins de 75 jours des élections présidentielles. Le quotidien nationaliste Global Times est même allé jusqu’à qualifier cette décision « d’atrocité contre la liberté du web ».

Pourtant, le gouvernement chinois pratique lui-même le principe de « cyber-souveraineté » depuis 2009 et a banni de son sol plusieurs centaines d’applications et sites web étrangers ayant refusé de stocker leurs données sur des serveurs chinois et de se plier aux règles strictes de la censure. Cette politique a indéniablement facilité l’émergence des champions chinois d’aujourd’hui, en créant une sphère internet parallèle, protégée de la concurrence.

Aux yeux de plusieurs observateurs étrangers, Donald Trump ne fait donc que rendre la monnaie de sa pièce à la Chine en pratiquant la réciprocité. Et il ne devrait pas uniquement se contenter de TikTok et de WeChat : dans le cadre du programme « Clean Network » annoncé début août par le secrétaire d’État Mike Pompeo, le géant du e-commerce Alibaba, le moteur de recherche Baidu, et les opérateurs télécoms China Mobile et China Telecom pourraient être les prochaines cibles…

Au final, Donald Trump peut espérer que cette croisade contre les firmes technologiques et numériques chinoises joue en sa faveur lors des prochaines élections. Malheureusement, elle détourne l’attention du public des vrais débats, à savoir la protection des données des utilisateurs, quelle que soit la nationalité de l’entreprise qui les récolte, et plus largement, de l’emprise grandissante qu’exercent ces géants du numérique sur nos sociétés.

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Huawei, le coup de grâce ?

Première victime de l’offensive américaine contre les firmes technologiques chinoises, Huawei avait été placée dès mai 2019 sur la liste noire des « entités », l’empêchant ainsi de se fournir auprès d’une entreprise américaine, notamment en semi-conducteurs. Depuis lors, l’administration a comblé plusieurs vides juridiques permettant à Huawei et ses fournisseurs américains de contourner l’interdiction. Cette période de grâce vient de prendre fin : le 17 août, le département du Commerce américain interdisait aux firmes étrangères de semi-conducteurs (taïwanaises par exemple), utilisant des technologies ou équipements américains, d’en vendre à Huawei. Conséquence immédiate : dès mi-septembre, HiSilicon, filiale de Huawei, sera contrainte d’arrêter la production de ses puces Kirin. À cause de ces difficultés d’approvisionnement, les ventes de smartphones Huawei ne devraient pas dépasser en 2020 celles de l’an dernier (240 millions). Cela pourrait même compliquer le déploiement de la 5G à travers le territoire chinois, si les stocks ne suffisent pas. Ironiquement, le salut de Huawei pourrait venir d’une dérogation du gouvernement américain sous forme de licence accordée à Qualcomm ou MediaTek.

En attendant la mise au point de microprocesseurs « made in China » d’ici environ deux ans, Huawei lance son projet « Nanniwan » qui vise à développer et promouvoir des produits non affectés par les sanctions américaines (ordinateurs portables, smart TV, produits domotiques…). Le clin d’œil historique est éminemment symbolique : en 1941, dans le petit village de Nánníwān (南泥湾), au sud de Ya’an (Shaanxi), les communistes ont été capables de survivre à l’embargo de l’armée impériale japonaise et du Kuomintang en atteignant l’autosuffisance économique – notamment grâce à la culture du pavot… Le message est clair : pour Huawei (et pour le gouvernement chinois), l’avenir ne doit plus dépendre des technologies étrangères.

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