Petit Peuple : Shanghai : Yu – Quelques feuilles de mûrier

Shanghai : Yu – Quelques feuilles de mûrier

Ça lui a pris comme ça. Yu a su d’un coup ce qu’il fallait faire, plus de doute, une paix immense l’a envahie tandis qu’elle regardait sa grande amie Fei prendre la pose sous la banderole rouge aux caractères jaunes : « Profite de la démission, la vie n’attend pas ! ». Yu était venue dans ce restaurant pour fêter la démission de Fei, exploitée dans une entreprise de cosmétique, et qui souriait de bonheur devant sa vie enfin éclaircie.

Elles venaient toutes les deux de la renommée Université du Hunan, avaient partagé la même chambre sur le campus, avaient semé rêves de carrière, de gros salaires, de poste à responsabilité et de voyages business le long des galeries des centres commerciaux où elles faisaient du shopping et des allées du parc Juzizhou où elles couraient le dimanche. Elles avaient toutes les deux décroché le graal, un poste à Shanghai, dans deux des 500 plus grosses entreprises du pays. Et les rêves n’ont cessé de s’effilocher, ternis par les horaires déments, la compétition, l’indifférence de la hiérarchie, le manque de temps pour sortir, se faire des amis ; tailladés finalement par les confinements à répétition instaurés pour endiguer l’épidémie de Covid-19. Terrorisée à l’idée de prendre plus de congés que les autres loups de son équipe, Yu avait refusé de rentrer voir sa famille dans le Hunan quelques jours durant l’été 2019. Quelques mois plus tard, juste avant de la retrouver pour le nouvel an 2020, sa mère mourrait d’un AVC et sa grand-mère paternelle la suivait dans la tombe quelques semaines plus tard sans qu’aucun chef d’équipe ne vienne lui présenter de condoléances ni ne lui offre quelques jours pour les enterrer. Alors, Yu a sombré. Le temps passait trop vite, n’apportait que des vicissitudes, les mers bleues étaient autrefois des champs de mûriers (渤澥桑田, bó xiè sāng tián) emportés d’un coup, qui ne repousseraient pas.

Pendant presque deux ans, bourrée d’antidépresseurs, Yu tentait de donner le change devant son père, sa tante, ses collègues de travail et ses amis. Fei la poussait à démissionner comme elle. Mais pour faire quoi ? Sans les horaires et le rythme imposés par son travail, sans aucune énergie pour chercher un autre poste, sans but précis, elle savait que plus rien ne l’empêcherait de toucher le fond et peut-être commettre l’irrémédiable. « La vie n’attend pas » avait fait inscrire Fei sur la banderole commandée pour cette démission qu’elle organisait comme une fête, rejoignant ainsi ces milliers de jeunes Chinois qui, dans les mouvements « tang ping » ( 躺平, tǎngpíng), « bai lan » (摆烂, bǎilàn) ou « neijuan » (内卷, nèijuǎn), disent leur ras-le-bol de la société des générations passées, dominée par la contrainte, la compétitivité, la résignation et le travail à outrance. Oui, la vie n’attend pas, se répétait-elle dans sa tête. Et qui symbolisait cette vie pour Yu, aujourd’hui ? N’était-ce pas son « yéye » (爷爷), ce grand-père paternel qui l’avait élevée depuis ses cinq mois et qui se battait depuis presque un an contre un cancer des poumons ? S’il s’accrochait, elle s’accrocherait ! Démissionner oui, mais avec un objectif en tête : tout faire pour prolonger la vie de ce grand-père aimé. S’il vivait, elle vivrait aussi. Le reste viendrait de lui-même.

Dès le lendemain de la fête organisée par Fei, Yu démissionnait sans états d’âme, retournait dans le Hunan retrouver son grand-père et finançait la reprise des soins que son père et sa tante pensaient abandonner par manque de résultat. Accrochés l’un à l’autre, grand-père et petite-fille se sont soutenus dans leurs combats respectifs. Aujourd’hui, le vieil homme voit l’un de ses rêves se réaliser : pour fêter la rémission de son cancer, Yu l’emmène pour deux mois de voyage entièrement financé par ses propres deniers. Shanghai, le Jiangsu, le Zhejiang, l’Anhui, le Jiangxi, ils logent dans des hôtels cinq-étoiles, louent des yachts et des chaises à porteur, rien n’est trop cher pour faire vivre à son grand-père la meilleure expérience possible. Les vidéos réalisées et partagées sur les réseaux sociaux, pareilles à quelques feuilles de mûrier, resteront et parleront de l’arbre quand il aura disparu. Elles rappelleront à Yu ces moments magiques où la vie a ralenti le pas, s’est laissé embrasser. Rien n’abrège la vie comme les pas perdus et les actes vides de sens. Comme l’a fait si justement remarquer une internaute : « il y aura toujours des offres d’emploi mais seulement un grand-père. »

Par Marie-Astrid Prache

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