Architecture - Urbanisme : Les villages “consolidés” se rebiffent

Les villages “consolidés” se rebiffent

Quiconque ayant déjà voyagé dans les campagnes chinoises a dû être frappé par ces immeubles résidentiels « poussant » au milieu de nulle part. Loin d’être des projets immobiliers fantômes, ils ont été construits dans le cadre de la campagne de « consolidation des villages » (合村并居, hécūn bìngjū).

Introduite à la fin des années 2000 dans une vingtaine de provinces, elle consiste à inciter « les paysans à monter à l’étage » ( 被逼农民上楼), c’est-à-dire à abandonner leurs vieilles maisons contre une compensation financière leur permettant d’acheter un appartement neuf ailleurs. Cette politique a pour objectif de rassembler plusieurs villages isolés et dispersés géographiquement en une seule communauté, et ainsi offrir à ces populations « laissées pour compte » une meilleure qualité de vie, un logement digne de ce nom, un meilleur accès aux soins et à l’éducation.

En échange, les gouvernements locaux rasent leurs habitations, puis revendent ou échangent les terres contre des permis de construire… En effet, un système de quotas fonciers lancé en 2006 par le ministère des Terres et des Ressources oblige les gouvernements locaux à « libérer » des terres cultivables s’ils veulent bâtir en zone urbaine – un mécanisme censé freiner une urbanisation galopante ayant fait perdre à la Chine 26 millions d’hectares (400 millions de mu) de terres arables, dont le pays manque déjà cruellement. En effet, en deux décennies, le taux d’urbanisation a grimpé de 30%, pour atteindre les 60,2% fin 2019. [À titre de comparaison, il est de 80% en France]. Grâce à ce dispositif de quotas, plus de 5,3 millions d’hectares (80 millions de mu) ont été « récupérés » ces dix dernières années. Mais c’est encore insuffisant…

En juin, l’ampleur et la férocité de cette campagne de « consolidation » dans la province du Shandong (décidément au cœur de l’actualité) a attiré l’attention de la nation entière après plusieurs plaintes de paysans sur internet. Une médiatisation dont se seraient bien passées les autorités provinciales…

Selon les données officielles, le Shandong est la plus large province agricole du pays et la troisième en termes de PIB. Elle comptait 74 000 villages en mars 2019. Ils n’étaient plus que 69 500 en juin 2020. À terme, 19 500 autres villages seront détruits, pour n’en conserver que 50 000. Chaque hameau étant en moyenne peuplé de 560 habitants (une densité parmi les plus basses du pays), cela voudrait dire qu’environ 11 millions de personnes verraient leurs maisons détruites si cette campagne est menée à bien, soit presque un paysan du Shandong sur cinq. Le chantier pharaonique du barrage des Trois Gorges avait lui conduit au déplacement de 2 millions de personnes.

Ces derniers mois, ils ont été nombreux à apprendre la destruction programmée de leur village du jour au lendemain, les cadres ne leur laissant que très peu de temps pour signer l’accord de démolition de leur habitation. Pour accentuer la pression, les familles qui n’ont pas accepté tout de suite les termes du dédommagement financier ont été moins bien indemnisées ensuite… Celles qui s’y sont opposées racontent avoir été délogées de force, les cadres ayant coupé l’électricité ou l’eau courante – des tactiques souvent employées lors de « réquisitions ». La mort dans l’âme, certains ont dû se résigner à signer l’acte de démolition d’une maison toute neuve dans laquelle ils avaient investi toutes leurs économies…

La plupart dénoncent une compensation insuffisante pour pouvoir acheter leur nouveau logement (de 100 yuans par m2 pour celles en torchis à 700 yuans par m2 pour les plus modernes), forçant les villageois à casser leur tirelire, voire emprunter pour se reloger. Quelques patelins ont envoyé les bulldozers avant même que les nouveaux immeubles sortent de terre, forçant les habitants à vivre sous des abris de fortune.

Autre récrimination : les nouveaux bâtiments sont trop éloignés des champs. « Si je déménage dans cet appartement, comment vais-je élever mes poules, mes oies, mes cochons, faire pousser des fruits et légumes ? Où vais-je ranger mes machines et mes outils ? », interroge l’un deux. « S’il n’est plus possible de cultiver, comment vais-je m’acheter de la nourriture, payer l’électricité, le gaz, ou les frais de management avec ma maigre pension ? », poursuit un autre. Certains se plaignent de ces appartements moins grands que leurs anciennes maisons, et de ces tours sans ascenseurs, mal-adaptées aux personnes âgées, parfois construites à la va-vite avec des matériaux de mauvaise qualité …

Alors, la consolidation de ces villages est-elle vraiment la bonne méthode pour « revitaliser le monde rural » ? Pour Lü Dewen, chercheur à l’université de Wuhan, le constat est sans appel : « cette campagne réduit à néant tous les efforts et les investissements de la dernière décennie pour améliorer les infrastructures dans ces villages. C’est un énorme gâchis des ressources publiques ». Le chercheur ajoute qu’« il ne faut pas forcer les paysans ‘à vivre à l’étage’. Ils intégreront naturellement les communes et les villes si les conditions sont réunies, et surtout s’ils y trouvent du travail ».

Or, les migrants réalisent qu’il est de plus en plus difficile de se faire une place en ville, le coût de la vie ne cessant d’augmenter et les opportunités se faisant de plus en plus rares. Ils sont déjà persona non grata dans les municipalités de premier tiers… La crise économique provoquée par le Covid-19 n’arrange rien, accélérant un mouvement de retour dans les campagnes. Mais si les paysans sont forcés à déménager, ils ne pourront plus vivre de leurs lopins, leur dernier filet de sécurité. Et tant que le hukou des petites villes (permis de résidence ouvrant l’accès aux droits sociaux) sera toujours aussi difficile à obtenir et n’offrira pas de meilleures garanties, les paysans préféreront conserver leur hukou rural, qui lui, vient avec de la terre. Voilà qui explique pourquoi les villageois sont si réticents à cette campagne de « consolidation ». « On peut ainsi dire que les paysans occupent les deux extrémités de la terre (两头占地), explique Huang Qifan, économiste et ancien maire de Chongqing. Leur exode rural contribue à l’augmentation de la taille des villes, mais leurs terres ne sont pas « libérées » pour autant »

Pour Lu Ming, professeur à l’université Jiaotong (Shanghai), l’enfer est pavé de bonnes intentions : « cette campagne part d’un bon sentiment, c’est la mise en application au niveau local qui pose problème, appliquée uniformément du sommet vers la base, négligeant les spécificités locales et les désirs des habitants ».

À l’université Renmin (Pékin), Wen Tiejun dénonce un détournement de ces schémas de consolidation par les autorités locales par appât du gain. Selon Lü Dewen, ce n’est pas aussi simple : « les terres récupérées ont peu de valeur, et leur vente (ou échange) ne suffit pas à compenser le prix de la construction des nouveaux logements et le montant de l’indemnisation des paysans. Les gouvernements locaux, déjà notoirement endettés, se retrouvent donc déficitaires après ces opérations de consolidation ».

Cependant, en relogeant ces paysans, les gouvernements locaux pourraient se voir attribuer des fonds au titre de la lutte contre (l’extrême) pauvreté chère au Président Xi Jinping qui s’est promis de l’éradiquer d’ici la fin de l’année. Ce faisant, cette campagne a des airs de fuite en avant, répondant avant tout à des objectifs politiques sans véritablement améliorer les conditions de vie des paysans. Suite à la polémique, le gouvernement provincial a fait amende honorable, promettant d’écouter les villageois et de mieux protéger leurs intérêts. Mais pour ceux dont la maison n’est plus qu’un vague souvenir, le mal est fait…

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