« Vous partez au bon moment ! » dit-on souvent à l’étranger qui vient de séjourner plusieurs années dans un pays. Faut-il en dire autant à Eric Meyer qui quitte la Chine en 2019 alors que l’étau se resserre à nouveau sur des citoyens de plus en plus surveillés, des minorités mises au pas, des Hongkongais bâillonnés et des Taïwanais menacés comme jamais ? Chaque période de la Chine est passionnante à observer.
Durant 32 années passées dans l’empire rouge, Eric Meyer aura largement vécu les tournants historiques de la seconde puissance économique mondiale. L’auteur nous a déjà livré une bonne dizaine de livres bien documentés sur la Chine, qui vont des chroniques de la vie ordinaire à la découverte du Tibet, en passant par la répression de Tiananmen en juin 1989. Mais cette fois, il a choisi la BD pour raconter, avec des illustrations justes et sobres, souvent amusantes d’Aude Massot qui s’est imprégnée de vie chinoise avant d’attaquer ses dessins.
« Robinson à Pékin, journal d’un reporter en Chine » nous présente ainsi sous un aspect bon enfant, ce que furent les premières années de la vie chinoise d’Eric Meyer et de son épouse Brigitte, depuis leur arrivée en 1987 jusqu’à la répression du mouvement de la place Tiananmen, le 4 juin 1989.
Etonnant parcours que celui de ce journaliste qui commence sa carrière comme correspondant auprès des Communautés européennes à Bruxelles et qui décide de rompre avec l’ennui et la routine pour se lancer sans contacts et sans accréditations dans la couverture de la Chine.
Pigiste ? Journaliste indépendant ? Le régime chinois ne connait pas ces appellations. Pour lui un journaliste, s’il est chinois, est automatiquement recommandé par le Parti. S’il est étranger il est introduit par une rédaction nationale ou au mieux par son ambassade. A force de démarches, de lettres, de coups de téléphones, de persuasion et de convictions, Eric Meyer devient ainsi le premier pigiste étranger en Chine… C’est finalement le journal « Les Dernières Nouvelles d’Alsace » qui va l’accréditer.
Quand il débarque à Pékin, la ville est bleue… C’est la couleur uniforme des vêtements de la population qui roule à bicyclette : « les voies pour voitures sont vides, celles pour vélo sont pleines » remarque-t-il. Eric Meyer adoptera ce mode de transport pour ses reportages. Il veut s’imprégner de la vie des habitants qui surprend le visiteur à chaque coin de rue : les files d’attente, les tickets de rationnement, la double monnaie, l’une réservée aux Chinois, l’autre aux étrangers (FEC). Un simple voyage en train constitue une aventure. C’est une belle occasion de rencontrer les gens, le petit peuple, une découverte de leur mode de vie et de leur comportement.
En Chine, à cette époque, tout est décidé par la Danwei, l’unité de travail qui a la main sur tous les aspects de votre vie : le boulot, les vacances. C’est la Danwei qui va décider de votre date de mariage et de la possibilité d’avoir un enfant.
Eric Meyer est suivi partout, espionné, surveillé dans tous ses reportages et ses rencontres. Le ministère des Affaires étrangères accepte finalement de l’accréditer sous pression de l’ambassade de France mais aimerait bien trouver une bonne raison de l’expulser. Il fait ainsi l’expérience d’une tentative de séduction par une femme pour le piéger. La méthode, très en vogue chez le voisin soviétique, est éculée mais bien réelle. Eric affronte les appels téléphoniques incessants d’une soi-disant admiratrice qu’il qualifie de « cougar socialiste spécialisée dans le gibier français ». Il parviendra à la décourager.
Quand la révolte de Tiananmen éclate, il est fasciné et passionné par cette jeunesse étudiante qui ose descendre dans la rue pour demander la démocratie, un véritable pouvoir au peuple et la liberté d’expression. C’est le même homme, Deng Xiaoping, l’héritier de Mao Zedong, surnommé le Petit Timonier ou le Sphynx bienveillant, qui a ouvert la Chine à l’économie de marché mais va la fermer à tout système démocratique afin de préserver l’existence du Parti. On connait la suite : l’armée et ses blindés sur la place, les tirs, les fusillades, les morts… Impossible aujourd’hui encore de donner un chiffre des victimes. Les estimations vont de cinq cents à dix mille… Les dessins d’Aude Massot racontent la scène de façon tragique mais digne et sobre.
Les auteurs nous font sentir que le message du Parti est clair : toute manifestation est désormais interdite. Pour les journalistes étrangers, l’avertissement est énoncé via les haut-parleurs accrochés sur la place : « Au titre de la loi martiale, il est interdit de communiquer à l’étranger sur les opérations de pacification en cours. »
Le ton est ainsi donné pour les années à venir. Eric Meyer en fera l’expérience dans de nombreux bras de fer avec les autorités pour obtenir le renouvellement de ses visas, accréditations, permissions, autorisations de déplacement etc. Mais plus que jamais il choisit de poursuivre la couverture de cette « Chine nouvelle » qui émerge de la répression de la place Tiananmen. Il ne renonce pas quand son épouse est contrainte de partir à Hong-Kong pour la naissance de leur premier enfant, tant les hôpitaux de Pékin ont été éprouvés par le massacre du 4 juin. On peut facilement deviner qu’il y aura une suite aux aventures de ce Robinson de Pékin.
Texte de Philippe Rochot
Prix : 25 €
Sommaire N° 27 (2021)