C’est un portrait à clés multiples que nous offre Marie-Astrid Prache avec son roman paru en juillet 2023 chez Paulsen. L’auteure nous y brosse le tableau de la Chine urbaine contemporaine, mais aussi la biographie de sa mystérieuse et néanmoins très réelle héroïne Larissa Andersen, née en Russie tzariste. La toile de fond est donc violente et vaste, celle de tout un Extrême-Orient embrasé et déchiré par la guerre sino-japonaise, les révolutions soviétique et maoïste, l’exode des Russes blancs de Sibérie et la guerre civile entre partisans de Chiang Kaichek et de Mao Zedong.
Pour son récit au rythme haletant, l’auteure adopte une trame innovante, assez inattendue : celle d’un dialogue virtuel entre Larissa et une narratrice – Pauline qu’on devine inspirée en partie par Marie-Astrid Prache -même. Chapitre par chapitre, les deux femmes sont racontées dans leurs « Shanghai » respectifs, celui des années 1920-’50 (un « Paris de l’Extrême-Orient », arbitre d’élégance et de vie mondaine au service d’une petite classe d’ultra-privilégiés), et celui des années 2020 – puissante capitale usine du monde, « tête du dragon » à l’embouchure du Yangtze.
Marie-Astrid sonde et suit son personnage, artiste fulgurante de démesure, poétesse acclamée, danseuse égérie des scènes shanghaiennes, peut-être espionne, amoureuse fiévreuse et libre, qui s’impose durant 20 ans par son indomptable volonté de vivre ses émotions sans jamais se laisser submerger par la violence, la peur et la pauvreté dominantes de son époque.
Face à ce personnage romanesque, l’auteure dresse en contrepoint le portrait de la narratrice en clair-obscur. Sans artifice, avec audace, elle décrit son destin qui partage une solitude comparable et les mêmes multiples buts antagonistes – la reconnaissance du monde, comme femme et comme artiste, la quête d’un homme idéal qui la respecte tout en la protégeant. Les deux femmes évoluent en symbiose, comme des sœurs, et se tiennent un dialogue entre ce monde et celui de l’au-delà.
Il faut dire qu’elles partagent bien des choses, à commencer par l’amour du voyage et de l’écriture, et une intimité avec Shanghai. Dans la métropole pré-révolutionnaire, l’élite richissime du monde expatrié vit côte à côte avec une communauté littéraire et artistique pauvre. Ensemble, elles forment un monde aux moyens asymétriques s’exprimant en toutes langues. A leur magma viennent spasmodiquement s’ajouter les commandants des vagues d’invasion militaire, le tout faisant le ferment d’une culture fertile, anarchique et éphémère. Ce microcosme fragile s’éteindra à la révolution, avant d’être ranimé bien plus tard, muselé et mis au pas par le nouvel ordre socialiste.
Dans « Et Shanghai Demeure », une des forces de Marie-Astrid Prache est d’avoir puisé, au service de sa fresque, dans la presse étrangère shanghaienne de l’époque. Cette source inépuisable lui permet de multiplier précieuses anecdotes, adages bouddhistes ou confucéens, slogans communistes (reproduits en idéogrammes). Les poèmes écrits par Larissa abondent… D’autres sources proviennent de Russie – de Khabarovsk le berceau familial à Vladivostok le premier refuge – d’autres de France, où l’égérie terminera ses jours. Elles lui permettent de faire revivre diverses scènes fulgurantes de l’histoire : le débarquement japonais en Mandchourie en 1933 ; une nuit terrible d’hiver 1940 suite à laquelle 650 corps gelés furent ramassés dans Shanghai ; le sort des centaines de milliers de jeunes femmes chinoises et coréennes réduites au sort d’esclaves sexuelles au service de la soldatesque nippone ; celui d’autres centaines de milliers d’anonymes sommairement exécutés par le nouveau maître après 1949, dans une campagne de vengeance idéologique contre la « grande catin capitaliste »…
De cette superbe fresque, deux impressions se dégagent :
– La Chine est présente comme décor, lieu de témoignage, mais pas par la présence de ses enfants comme acteurs du drame. Chinoises et Chinois ne sont présents qu’en demi-teinte, sous la forme d’une confidente. L’auteure du roman, d’ailleurs, semble prendre son parti sur l’aspect « impénétrable » de cette société, et les difficultés de l’échange entre Est et Ouest, en Chine comme ailleurs, hier comme aujourd’hui.
– Mais sur ce sol chinois, 30 ans sur place, Larissa exprime ses émotions avec incandescence. L’exultation du corps, la joie de la création poétique et de la danse portent l’artiste, assurent sa célébrité. Larissa est enviée et jalousée comme un idéal de vie, le summum de résistance, né pour s’affirmer envers et contre tous -électron libre.
Or, remarquons-nous, cette sensation est universelle parmi la cohorte des expatriés en Chine, à toutes les époques, à celle de Larissa Andersen comme à celle d’aujourd’hui. C’est la magie de ce pays, et l’étincelle de la rencontre entre fils de la culture occidentale et de l’empire du Ciel. Et c’est le mérite de ce roman de nous la faire partager !
Par Eric Meyer
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A vos agendas : une présentation du livre et une séance de dédicaces est prévue le 23 octobre à Shanghai, en partenariat avec l’UFE et la Société d’Histoire des Français de Chine.
Crédit Photo : ©Archives L. Andersen, collection T. Kaliberova
1 Commentaire
severy
29 août 2023 à 02:54Comme tout cela est bien écrit.