L’histoire n’est pas banale. En 1933 à Harbin, à l’époque sous occupation japonaise, un ouvrier participant à la construction d’un pont sur la rivière Songhua, trébuche dans la boue sur un imposant crâne humain. Sans doute conscient de l’importance de sa découverte (quatre ans après celle de la calotte crânienne de « l’homme de Pékin » à Zhoukoudian), l’homme ramène en cachette le fossile chez lui, puis le dissimule au fond d’un puits, où il est resté… 85 ans ! Ce n’est que sur son lit de mort que le vieil homme révèle son existence à ses petits-enfants, probablement honteux d’avoir travaillé pour les Japonais… C’est ainsi que le crâne est parvenu aux mains des scientifiques du musée de l’Université Hebei GEO en 2018.
Au cours de ces trois dernières années, plusieurs anthropologues se sont donc attelés à analyser cette boîte crânienne extrêmement bien conservée, âgée d’entre 146 000 et 309 000 ans. Ils estiment qu’elle était capable d’abriter un cerveau de taille similaire à celui d’Homo sapiens (notre espèce). Elle présente en revanche des orbites plus grandes, presque carrées, d’épaisses arcades sourcilières et de très grandes dents. Le crâne aurait appartenu à un homme d’une cinquantaine d’années et ayant vécu dans un environnement forestier et de plaine inondable, au sein d’une petite communauté. D’après sa grande taille estimée, les chercheurs suggèrent que « l’homme de Harbin » devait être adapté à un environnement difficile, très froid, ce qui lui a permis de se disperser à travers l’Asie. Mais on sait très peu de choses sur son mode de vie, car son crâne a été retiré du site où il a été découvert. Cela signifie qu’il n’existe actuellement aucun contexte archéologique, comme des outils en pierre, ou d’autres éléments de culture…
La question est maintenant de savoir à quelle espèce appartenait l’Homme de Harbin ? À moins qu’il en forme une à part entière, baptisée Homo longi (ou « Homme-dragon) par les chercheurs chinois ?
Après avoir comparé 600 caractéristiques morphologiques différentes à travers une sélection de 95 crânes et mandibules humains variés, retrouvés notamment en Chine (à Dali (Shaanxi), Jinniushan (Liaoning), Hualongdong (Anhui) et à Xiahe, sur le plateau tibétain), les scientifiques affirment que cet individu se distingue des autres espèces connues à cette époque.
« La découverte du crâne de Harbin suggère qu’il existe une troisième lignée d’humains archaïques qui vivait autrefois en Asie orientale, et que cette lignée est phylogénétiquement plus proche d’Homo sapiens que des Néandertaliens », explique Ni Xijun, primatologue et paléoanthropologue à l’origine de ces travaux. Or, jusqu’à présent, les experts estimaient que l’Homme de Néandertal était notre plus proche cousin.
« Ce que vous avez ici est une branche distincte de l’humanité qui n’est pas en passe de devenir Homo sapiens, mais représente une lignée longtemps séparée qui a évolué dans la région pendant plusieurs centaines de milliers d’années et a fini par s’éteindre », commente le professeur Christopher Stringer du Natural History Museum de Londres, qui faisait également partie de l’équipe de recherche.
Toutefois, le fait que l’Homme de Harbin appartienne à une nouvelle espèce fait débat au sein de la communauté scientifique. Certains experts suggèrent plutôt qu’il aurait des liens de parenté avec le mystérieux Homme de Denisova, un cousin de l’Homme de Néandertal. L’extraction et l’analyse de l’ADN du « crâne de Harbin » – une manipulation très délicate puisqu’elle demande de détruire de petits échantillons du fossile – pourraient contribuer à percer le mystère, tout comme retrouver le lieu où il a été déterré en 1933…
Toujours est-il que la découverte de ce crâne de Harbin apporte une preuve supplémentaire que l’arbre de l’évolution humaine n’est pas uniquement constitué de quelques branches bien distinctes. Elles sont, au contraire, nombreuses et enchevêtrées.
Sommaire N° 26 (2021) - Spécial 100ème anniversaire du Parti