Triste nouvelle dans le monde du cinéma chinois : le 10 juin, le public a appris le suicide de Huang Wei, vice-président du groupe Bona Films, l’un des plus gros distributeurs du pays. Huang, 52 ans aurait sauté du 18ème étage de la tour où la firme a son siège pékinois. Pourtant, 2019 a été une très bonne année pour Bona Films, ayant produit ou coproduit 3 films du top 10 chinois, « Moi et mon pays » (430 millions de $ d’entrées), « Le Capitaine » (410 millions) et « Héros du feu » (237 millions). Le groupe a également cofinancé « Once upon a time in Hollywood ».
Le décès de Huang a profondément touché l’opinion et a braqué les projecteurs sur ce secteur en souffrance. Des mots de Jimmy Wu, PDG de la chaine de cinémas Lumieres Pavilions, Huang était très préoccupé par la fermeture des salles obscures ces derniers mois à cause de l’épidémie… Pour le célèbre réalisateur Jia Zhangke, « il est temps de considérer la relance des tournages et la réouverture des cinémas. Certaines compagnies perdent 1 million de yuans par jour, tandis qu’un million de leurs employés doivent survivre », plaidait-il sur Weibo.
Autre témoignage de cette détresse du 7ème art, une lettre anonyme partagée sur les réseaux sociaux début juin, rapidement censurée. Selon le magazineVariety, son auteur accusait le gouvernement d’ignorer les difficultés des employés des salles obscures : « Vous, différents cadres de différents départements, êtes-vous sourds, muets et aveugles ? Avez-vous fait ce qu’il fallait pour favoriser l’emploi ? Si oui, pourquoi autant de voix vous dénoncent-elles ? Que feriez-vous sans salaire pendant six mois ou sans être en mesure de travailler ? N’auriez-vous pas du mal à dormir ? […] Être au service du peuple est votre devoir, je vous prie donc d’arrêter de faire l’autruche et de faire quelque chose pour nous, travailleurs ordinaires ». Tous les autres secteurs ont pu reprendre l’activité (hôtels, restaurants, salles de gym, musées…), « pourquoi les cinémas ont-ils été les premiers à fermer et seront les derniers à rouvrir ? », interrogeait l’auteur, soupçonnant à demi-mot une purge volontaire du secteur, potentiellement pour le renationaliser. La mise en garde était explicite : « Si l’eau peut porter un bateau, elle peut aussi le couler ». Il concluait sa diatribe par une célèbre citation révolutionnaire de Mao (1930) : « une seule étincelle peut allumer un feu de prairie (星星之火,可以燎原, xīngxīng zhīhuǒ, kěyǐ liáo yuán). Et cette étincelle… c’est moi ».
En effet, depuis le 23 janvier, les 10 000 cinémas du pays ont été forcés de fermer pour éviter tout risque de contamination croisée. Cela n’aurait pas pu tomber plus mal, le Nouvel An chinois étant la meilleure période de l’année pour les salles obscures. En 2019, les cinémas chinois réalisaient 14% de leur chiffre d’affaires annuel durant cette période de congés. L’an dernier, le box-office totalisait 64 milliards de yuans (en hausse de 5,4%). Si les ventes de tickets avaient continué sur cette trajectoire en 2020, le box-office chinois aurait sûrement dépassé celui américain. La pandémie est venue enterrer ces espoirs… Cette année, le box-office chinois devrait perdre 30 milliards de yuans, selon l’Administration nationale du Film (NFA). Si la réouverture des salles est reportée jusqu’en octobre, la chute des revenus pourrait être encore plus brutale (jusque 91%) à seulement 5,79 milliards de yuans… Selon un sondage de la NFA fin avril, 42% des cinémas pourraient péricliter avant même que les restrictions soient levées. Déjà, plus de 2 300 cinémas ont mis la clé sous la porte, tout comme 13 000 firmes de production pour le petit ou le grand écran.
Conscient des difficultés rencontrées par l’industrie, le gouvernement a annoncé un plan de sauvetage en offrant des réductions d’impôts et en lançant un fonds d’aide aux entreprises du secteur. Dans le Guangdong, 1 000 cinémas devront se départager 50 millions de yuans. A Pékin, 3 millions de yuans seront répartis entre 260 cinémas. C’est à peine suffisant pour payer un mois de salaires…
Et l’industrie n’est pas prête de voir le bout du tunnel. En effet, même si les cinémas sont autorisés à rouvrir, le public risque de se faire désirer, craignant d’être contaminé. Les spectateurs déplorent aussi le manque de films à l’affiche, puisque seulement 20% des tournages ont repris. Surtout, durant ces longues semaines de confinement, ils ont pris goût aux services de visionnage en ligne. Hier mal perçues pour leurs copies piratées, les plateformes de vidéostreaming ont réussi à convaincre les spectateurs de sortir le pop-corn dans le confort de leur salon pour dix fois moins cher qu’un ticket de cinéma. Certains grands producteurs l’ont très vite compris et ont réalisé les « premières » de leurs derniers opus en ligne. C’était le cas de la comédie « Lost in Russia », disponible gratuitement dès fin janvier sur toutes les plateformes de streaming du géant ByteDance, dont Douyin (TikTok) et Xigua Video. En trois jours seulement, le film a réalisé 600 millions de vues, un carton !
Aucun doute, la pandémie a fait décoller le vidéostreaming en Chine. Les chiffres sont prometteurs : les trois plus grosses plateformes, iQiyi, Youku et Tencent Video, ont cumulé en 2019 et en 2020 un chiffre d’affaires de 3 milliards de yuans. Une tendance qui devrait se poursuivre dans les années à venir et qui pourrait révolutionner à son tour, selon le modèle du pionnier Netflix (produisant et distribuant lui-même ses films), le monde du cinéma chinois.
Sommaire N° 26 (2020)