Zhang Qiong descendit du taxi, dans un quartier huppé de Suzhou, à deux pas du lac Shihu. Une fois le taxi disparu, il s’approcha d’une villa aisée, pressa le bouton du vidéophone. Silencieusement, le portail glissa sur son rail, laissant le moine habillé en dandy entrer dans ce jardin extraordinaire, aux bouquets d’arbres et de bambous, doté d’un étang aux cygnes blancs.
Une femme svelte au visage ovale, au maquillage léger lui ouvrit la porte. Ils se saluèrent cérémonieusement, comme intimidés. Mais une fois entré, « vite!», fit la quinquagénaire en le prenant par la main, « je meurs d’attendre ». Elle arborait un sourire mutin, comme si leurs retrouvailles lui faisaient renouer avec son adolescence. En même temps, elle apparaissait curieusement mal à l’aise, comme si elle craignait de commettre une faute qui brise le charme de l’instant. La chambre blanche était d’une simplicité taoïste, meublée d’un lit à baldaquin, de chaises Ming et d’une table de toilette au plateau de marbre incrusté de fossiles, surmonté d’un miroir ovale légèrement doré.
Selon le rituel établi au fil des mois, ils se préparèrent en silence. Ah Meng –ainsi s’appelait la maîtresse des lieux– se dévêtit et s’étendit sur le lit couvert d’un drap de bain. Zhang troqua son costume pour une robe de chambre en soie. D’une flasque d’acier lissé, il fit couler quelques gouttes d’huile de jasmin sur la nuque, le dos d’Ah Meng. Entamant le massage, il sentit la nervosité quitter le corps de cette femme qui eût pu aisément être sa mère, et la paix graduellement l’envahir.
Il se remémorait leur première rencontre. Ce matin-là, en mars 2018, le prieur l’avait convoqué à son bureau. Là, Zhang avait eu la surprise de retrouver son père, qu’il n’avait plus vu depuis des années. Sans préambule, le prieur lui avait expliqué qu’après six ans passés au sanctuaire, il était temps pour Zhang de rendre ce qu’il lui devait, en menant à bien sa mission ! Ainsi, avec l’accord de son père, Zhang partirait le soir-même pour le domicile d’une femme en demande de prières, d’écoute. Il devrait s’efforcer de répondre à toutes ses attentes spirituelles : il le fallait, pour lui faire retrouver la sérénité.
La tâche comportait cependant aussi une dimension matérielle : pour « mieux servir Bouddha et l’humanité », le monastère avait besoin d’argent. Or, cette femme était une mécène potentielle, suffisamment aisée pour les aider à ouvrir l’école dont la congrégation rêvait depuis des années, au service de la jeunesse de la ville.
Pas sot, Zhang osa demander pourquoi une telle mission devait revenir à un jeune moine au tout début de son magistère. Mais son père balaya l’objection : la mécène avait spécifié le type d’homme qu’elle attendait, intelligent, sensible et de bonne apparence. C’était le cas de Zhang. Et de toute manière, une fois son père d’accord, il n’avait plus rien à dire.
Ce soir-là, arrivé sur place en humble robe safran, il avait pris le thé avec cette femme, dans un salon lambrissé de chêne rouge gravé et sculpté. Il l’avait écoutée raconter les étapes glorieuses de sa carrière de femme d’affaires, mais aussi le calvaire de sa solitude. Dotée d’un flair sans pareil et d’une inépuisable force de travail, Ah Meng avait taillé à la force du poignet son empire industriel. Elle avait réussi, brûlant les étapes, à déployer son groupe à travers les provinces. Mais elle avait aussi souffert une lutte de tous les jours pour préserver son indépendance, et écarter les flatteurs et chasseurs de dot. Chez tous ses faux amis, elle voyait clair. Tous lui en voulaient pour son talent et sa réussite supérieure à la leur : c’était là un affront impardonnable à l’ordre masculin.
Timidement, Zhang Qiong avait expliqué à la chevalière d’industrie que ses malheurs reflétaient ses incarnations passées. Ah Meng ne devait pas désespérer : Guanyin, la bonne déesse veillait sur elle. Il lui proposa un exercice tantrique tibétain venu du fond des âges. Il devrait passer la nuit près d’elle, allongé sur le sol, tandis qu’elle sommeillerait dans le lit. De la sorte, ils devaient apprendre ensemble à devenir sourds à l’appel du corps : c’était la première étape vers le démantèlement des passions, dans la lutte contre la solitude.
Ah Meng protesta, désarçonnée : ce n’était pas ce qu’elle avait demandé, et c’était trop difficile. Mais Zhang Qiong fut inflexible. Elle céda—en apparence au moins. Après deux heures, alors qu’il venait d’accéder au premier sommeil, elle le rejoignit, pleine d’impatience et d’ardeur. Candide et sans cuirasse, il n’avait nulle chance de lui résister.
Serré contre elle, il restait sous le coup de la honte d’avoir violé le vœu de chasteté, et de l’avoir fait dans l’obéissance des consignes du prieur. Il avait « subi l’ humiliation au nom de la mission » (忍辱负重, rěn rǔ fù zhòng ). Mais en même temps, il restait submergé par la volupté. Ces sentiments contraires luttaient en lui : la fierté d’être devenu homme, et la honte de sa faute. Dans l’alcôve, Ah Meng ne faisait rien pour dissiper l’équivoque, l’appelant tour à tour son « petit miel » ou son « petit garçon »…
Quand il s’éveilla de la courte nuit, elle n’était plus à ses côtés. Sur la table, il trouva une enveloppe de billets roses à son nom– il y en avait pour 50.000 ¥, dont la moitié pour le monastère, l’autre pour lui. Elle l’invitait le lendemain dans une boutique de mode…
1 Commentaire
severy
30 juin 2019 à 18:36Nous voici embarqués dans une sordide histoire de stupre aux relents de piété filiale, de dépucellement intergénérationnel (recommandé par le Huangdi Neijing, soit dit en passant) et de paravent pseudo-bouddhique. Voilà ce qui se passe lorsque la Carte du tendre est remplacée par le GPS. Le héros parviendra-t-il a récupérer son innocence à coups de billets roses dans le tronc du temple ou à coups de boutoir dans le corps âgé du délit? Parions qu’il saura tirer la leçon qui s’impose et qui est la suivante: Avant de dormir au lit, point de prière exaucée sans pompe funèbre.