À Zaosheng (Henan), Li Yurong a, toute sa vie, été une femme pas comme les autres. Elle n’est pas du coin, et cela se voit, à sa taille d’une demi-tête plus petite, et au teint nettement plus hâlé que les paysannes du cru. Réservée de nature, elle est plutôt portée sur le mutisme, et quand elle en sort, c’est pour s’exprimer en un charabia de chinois, ou bien un sabir incompréhensible. Avec tout ça, pas étonnant qu’au village, elle soit plus souvent que d’autres regardée de travers !
Si elle est là, c’est en raison d’un drame secret de ce bourg de 4000 foyers, son déficit en filles. Elles manquent, parce qu’elles ont été éliminées suite à l’avortement sélectif. Ou encore, les jeunes filles se sauvent à la ville pour gagner leur indépendance et échapper au machisme ambiant. Aussi à Zaosheng, pour ne pas dépérir, il n’a pas d’autre choix que d’acheter des filles au loin, acheminées par des réseaux mafieux. C’est ce qui est arrivé à Li Yurong, kidnappée au Guizhou à 900km de là, et revendue à l’hiver 1986, terrifiée et amaigrie, portant des signes de passage à tabac – elle avait perdu quelques dents, et ses oreilles saignaient -c’était, pensa-t-on alors, de là que venaient ses troubles auditifs. Li Jun, fermière, l’avait achetée pour son frère Li Wei, un de ces gars resté seul faute de filles à marier.
Quand il vit la captive, Li Wei refusa de la prendre – il la trouvait vraiment trop laide, et en piteux état. Mais sa sœur était venue à bout de ses réticences. Pour le mariage, à la mairie, Li Wei lui avait déclaré une naissance fictive au « 15 juillet 1960 », et ce nom inventé de Li Yurong, mais c’était juste pour la paperasse, et toute sa vie, il ne l’appellerait que « Hé-là », la femme si insignifiante qu’un nom n’était pas vraiment utile… Nonobstant ses manières frustes et taciturnes, Li Wei était un brave gars : jamais il ne la battit, mais il s’employa à la protéger. Elle-même, dans le couple, tint son rôle : tous deux « se soutinrent dans la vie » (相依为命, xiāngyī wéi mìng).
Avec sa semi-surdité, Yurong n’arriva jamais à maîtriser plus que quelques mots chinois, tels que « pot », « riz », « blé » ou « maïs », que Li Wei lui enseignait. Au champ, quand il mentionnait l’un d’eux, elle obtempérait, lui passant le produit demandé, la calebasse, les semences ou l’engrais. À la maison, elle faisait le ménage, la cuisine, et cousait avec une certaine adresse. En 1991 était née Li Xinmei, suivie en 1993 de la cadette.
Sept mois après son arrivée, hantée par le fulgurant souvenir de sa vie passée, elle fit une fugue éphémère, pour se faire reprendre deux heures après. Pour tout bagage, elle portait deux paires de tous petits chaussons brodés. Ses proches en déduisirent que le jour de sa capture, elle avait un enfant en bas âge, qu’elle avait voulu rejoindre à tout prix. Une fois reprise, reconduite à la maison, elle n’en avait plus reparlé : « Hé-là » avait repris sa place, comme si rien n’était arrivé.
Parfois sur la place du village, elle rejoignait les femmes venues caqueter avec leurs paniers d’arachides à écosser. Elle s’efforçait de suivre la conversation, riant au bon moment quand une blague fusait – mais elle ne comprenait rien, et c’était juste pour donner le change. Ayant vite repéré son jeu, les commères se moquaient d’elle. Mais Yurong inconsciente, riait avec les autres, excitant leur hilarité !
En été 1995 eut lieu sa seconde tentative de fuite. Elle profita de l’absence du mari pour tenter l’évasion, bredouillant à ses filles de 4 et 2 ans : « on s’en va, c’est pas chez nous ici ». Sa fugue, cette fois, dura 48h, en évitant la route et en marchant à travers champs. Mais de Zaosheng, zone enclavée, on ne sortait qu’en bus : à la gare routière, on l’attendait, et on la prit, et la vie reprit – Yurong ne devait plus jamais tenter de se sauver.
Les années passèrent. Xinmei son aînée, observait sa mère avec fascination. En 2007, elle découvrit sous l’oreiller conjugal, un couteau, lame pointée vers sa tête à elle. Horrifiée, elle le confisqua, mais deux jours plus tard, un autre couteau avait pris sa place. Réalisant alors que cette pratique durait depuis bien longtemps, et que sa mère n’avait en tête aucun projet de meurtre ou de suicide, elle laissa faire.
Puis Xinmei vécut une crise, ne supportant pas que ses copines se moquent de cette mère « horriblement laide ». Pour éviter de se faire elle-même rejeter, elle eut d’abord le réflexe de la renier. Quand Yurong venait la chercher à la sortie de classes, elle l’ignorait ostensiblement, et quand celle-ci lui offrit un joli cartable brodé en couleurs chatoyantes, mais selon des motifs étrangers à la région, elle préféra bientôt s’en défaire, pour l’offrir à une copine qui le guignait…
En 2010 à 19 ans, Xinmei réalisa qu’elle était la seule sans grands-parents maternels : elle se mit à imaginer quelque part sur terre, un grand-père, une grand-mère qui les acceptent et les aiment telles qu’ elles, sa mère et elle. Dès lors, elle se lança dans la quête du lieu d’enfance de Yurong, et du secret de son enfance !
Y parviendra-t-elle ? Vous n’avez juste qu’une semaine à attendre, pour le savoir !
1 Commentaire
severy
30 juin 2021 à 23:55Quelle histoire dramatique et si bien racontée!