Le 6 juin, la démocratie taïwanaise a encore connu un nouvel épisode historique de sa formation. Ce jour-là, 97% des 969,259 votants (sur 2 299 981 électeurs) de la ville de Kaohsiung, grande cité portuaire du Sud de Taïwan, se sont prononcés pour la destitution à mi-mandat de leur maire et ancien candidat à la présidentielle du 11 janvier 2020 : Han Kuo-yu (du Kuomingtang, KMT ou parti nationaliste).
C’est la conclusion d’un long processus en trois étapes : d’abord une pétition devant réunir plus de 22 814 signataires pour déposer le recours, recours devant être signé par 228 134 personnes pour permettre la tenue des élections, et enfin élections devant réunir plus de 574 996 votants pour être validées. Malgré l’appel de Han Kuo-yu à boycotter le vote, la participation ayant été de 42%, le scrutin visant le maire Han a été validé avec 939 090 voix « pour » et seulement 25 051 voix « contre » (1,1%) .
C’est la première fois dans l’histoire de la jeune démocratie taïwanaise qu’un tel vote arrive à son terme. Han Kuo-yu avait déjà été ciblé lorsqu’il était député KMT en 1994 mais la procédure n’avait pas abouti. Cette fois, Han, 62 ans, devra quitter la mairie. Il sera remplacé par l’indépendant Yang Ming-jou pendant trois mois jusqu’à la tenue de nouvelles élections qui promettent d’être tendues.
Après son échec contre la sortante DPP (Parti démocrate progressiste) Tsai Ing-wen (présidente de 2016 à 2022) aux présidentielles du 11 janvier, Han Kuo-yu a tout perdu en quelques mois. Il faut se rappeler qu’il y a un peu plus d’un an, il semblait promis à devenir le nouveau Président de la République de Chine. Surnommé le « Trump taïwanais » pour sa rhétorique populiste, il avait été investi comme candidat du KMT après avoir remporté les municipales du 24 novembre 2018 – la mairie de Kaohsiung étant détenue depuis 20 ans par le DPP. Entre janvier et mai 2019, la plupart des sondages le donnaient gagnant contre Tsai. On connait la suite : il obtenait seulement 38% des voix. En sus, son absence à son poste de maire lui sera durement reprochée et aura contribué à sa destitution.
Au niveau national, le grand vainqueur, plus encore que le DPP, c’est le Taïwan Statebuilding Party (TSP) à l’origine de la procédure de révocation. Créé en 2016, le TSP trouve son origine intellectuelle dans la révolte des Tournesols de 2014 durant laquelle la jeunesse taïwanaise avait surpris le monde et le gouvernement de Ma Ying-jeou (KMT, 2008-2016) en occupant le Parlement pendant 24 jours. Le TSP fut la surprise des élections 2020 avec l’élection de Chen Po-wei (34 ans) comme député à Taichung.
En étant l’instigateur du « rappel » de Han, le TSP a accru sa notoriété parmi la jeune population urbaine et s’affirme comme une nouvelle force à « gauche » du DPP. Il est l’expression du fait qu’aujourd’hui, 83% des moins de 30 ans se déclarent taïwanais uniquement et non pas chinois, et que le DPP est devenu un « parti de gouvernement ». Après avoir remporté quatre fois la présidence (Chen Shui-bian et Tsai Ing-wen, deux mandats chacun), le DPP est loin du Parti clandestin de la fin des années 1980. Tsai a renforcé la légimité du Parti qui s’est naturellement « centricisé ».
Pour Han Kuo-yu, c’est une défaite personnelle qui dépasse le clivage DPP/KMT. En effet, si l’on regarde la carte du vote district par district à Kaohsiung lors des municipales de 2018 et lors du « recall » de 2020, on constate que certains districts qui avaient le plus voté pour Han en 2018 (Nanzhi, Gushan et Zuoying) ont voté le plus contre lui en 2020. Il y a donc un retournement d’électeurs KMT qui avaient plébiscité Han en 2018 mais ont voulu sa destitution par la suite. Alors que certains voyaient Han briguer la présidence du KMT, celui-ci affirmait qu’il ne chercherait plus à exercer de nouveau mandat. Mais la bataille au KMT entre la faction pro-Pékin et ceux voulant équilibrer la relation à la Chine continentale avec un rapport accru aux Etats-Unis, n’est pas prête de s’éteindre.
On le voit, le vote à Kaohsiung est surtout l’expression de sentiments et enjeux au niveau le plus local. D’un côté, la destitution de Han Kuo-yu n’est pas une surprise au sens où elle rétablit « l’ordre des choses » d’un Sud à majorité DPP. De l’autre, cela montre que le vote local est déterminé par les qualités ou défauts d’un candidat tels que perçus par les habitants. La mécanique électorale ne suit plus aveuglement les lignes des différents partis politiques. Ni le KMT, ni le DPP ne sont à l’abri d’un tel retournement.
Enfin, si la Chine apparaît dans le vote, c’est en filigrane comme une des raisons du désaveu envers Han. Celui-ci avait axé tout son programme sur la coopération avec la Chine : les capitaux chinois et les touristes. Or la guerre commerciale, les émeutes à Hong-Kong et le Covid-19 ont enterré tout cela…
Si ce vote est une victoire de la démocratie la plus directe, le problème, comme le montre le suicide du président du conseil municipal KMT de Kaohsiung, Hsu Kun-yuan, le soir des résultats, c’est que les passions politiques restent vives et le risque de polariation reste fort : les menaces de mort contre Liang Wen-chieh (DPP), pour avoir suggéré une possible dette de jeu dans le suicide de Hsu, montrent une certaine radicalisation. Soutenus logistiquement par la Chine, les militants radicaux (comme Huang Cheng-chung) mettent à jour la grande fragilité de la démocratie qui doit donner la parole même à ceux qui en veulent l’abolition.
1 Commentaire
severy
16 juin 2020 à 13:28Très bon article sur le jeu tout en souplesse de la démocratie en République de Chine. On comprend à quel point le fonctionnement harmonieux de ce système politique doit terroriser les têtes de l’hydre du régime d’en face.