Petit Peuple : Shangluo (Shaanxi) – Yang Xin : Griffes de grue

Shangluo (Shaanxi) – Yang Xin : Griffes de grue

Au moment d’appuyer pour la première fois de la journée sur le déclencheur de son appareil photo, Yang Xin pense toujours au même souvenir, celui de sa grand-mère adossée au mur de la maison familiale, ses cheveux blancs peignés et relevés en chignon, son grand sourire édenté et cette branche de vigne vierge qui se balançait dans la brise et laissait une ombre sur son visage. Yang Xin utilisait pour la première fois l’appareil photo offert par sa famille pour son anniversaire et avait choisi sa grand-mère comme modèle. La vieille dame ne voyait pas l’intérêt, gloussait et se faisait prier.

  • – Nainai (奶奶, grand-mère paternelle), il n’y a aucune photo de toi à la maison, dit Yang Xin
  • – Pour quoi faire ? avait répondu sa grand-mère. Quelles traces laissent un homme une fois mort ? « Des griffes de grue dans la neige et la boue » (雪泥鸿爪, xuě níhóng zhǎo). Rien ne reste du passé.

Et elle s’était dirigée vers son potager pour arracher les mauvaises herbes. Quelques mois plus tard, elle mourrait paisiblement dans son sommeil et c’était la photo de Yang Xin, l’unique photo prise de Nainai ces dernières années, qui avait été utilisée en tête du cortège funéraire puis posée sur l’autel des ancêtres à l’intérieur de la maison familiale. Aujourd’hui encore, c’est au travers de cette photo que toute la famille de Yang Xin se souvient et honore la mémoire de l’aïeule.

Presque quarante plus tard, le souvenir de sa grand-mère surgit à chaque fois que Yang Xin se rend pour la journée dans les villages reculées des régions montagneuses, au nord-ouest de sa ville natale de Shangluo prendre en photo gratuitement les résidents âgés qui le souhaitent. Un portrait sur fond rouge, réalisé dans un but bien précis :  servir de photo officielle pour leurs funérailles. Cela fait quatre ans que Yang Xin, photographe pour un journal local, fait ce travail bénévole dès qu’elle le peut, avec déjà plus de 4 000 photographies à son actif. Aujourd’hui à la tête d’une association qu’elle a créée, et secondée par une dizaine de bénévoles, elle s’est donnée pour mission de réaliser un portrait pour 20 000 personnes âgées de la région, à la grande joie des intéressés.

Très investie dans différentes associations, c’est en rendant visite à un vieux monsieur suivi par un programme d’aide alimentaire, que l’idée lui est venue. Veuf depuis peu, le vieil homme avait disposé chez lui, en lieu et place d’une photo de sa femme, un carton recouvert de papier blanc avec son nom écrit dessus. Il ne disposait pas de photo d’elle. Trop cher, trop loin, peu utile leur semblaient-ils, de descendre à la ville pour une visite chez un photographe. Mais, aux questions de Yang Xin, il avoua regretter cette décision et craindre d’oublier un jour le visage de son épouse. Photographe au grand cœur, Yang Xin n’y réfléchit pas à deux fois et structura les choses.

Elle effectue une première visite dans un village pour présenter le projet et évaluer le nombre de personnes intéressées. Puis elle revient une deuxième fois pour prendre les photos. Un coin est trouvé, en plein air ou à l’intérieur, un tissu rouge tendu en fond. Les bénévoles mettent à l’aise, donnent un coup de peigne, redressent un col, dépoussièrent un manteau. Au moment opportun, Yang Xin appuie sur le déclencheur. Elle ne retouche presque pas les photos, souhaite qu’elles rendent compte d’un instant présent tout en apportant de la joie à leur destinataire. La troisième fois, tous les portraits dûment encadrés sont accrochés les uns à côté des autres pour une exposition ouverte à tous. Puis, chacun repart chez soi, son portrait sous le bras, soulagé de savoir qu’à sa mort, il ne sera pas oublié.

La première fois, Yang Xin s’est étonnée de l’enthousiasme suscité par l’initiative. N’était-ce pas morbide ? Les vieux des villages n’allaient-ils pas s’offusquer d’une telle proposition ? Au contraire, ils font la queue, viennent de loin, s’enthousiasment. Ils envisagent leur mort aussi simplement que le passage des saisons et leur sérénité apaise quelque chose en Yang Xin. En les faisant parler, elle découvre des vies malmenées mais toujours un optimisme à toute épreuve, une façon de profiter de la vie comme elle vient. Quand elle se sent déprimée, elle pense à tous ces visages rieurs creusés de rides, à ces sourires sans dents et son cœur s’allège aussitôt.

« Mes photos sont comme des griffes de grue, Nainai », pense Yang Xin à la fin d’une mission dans un village, « des griffes de grue dans la neige et la boue oui, mais si profondément enfouies qu’elles sont devenues fossiles. Des traces d’une vie passée qui restent dans l’obscurité des mémoires et éclairent ceux qui vivent dans le présent. Nainai, ce n’est pas si mal, non ? »

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

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