
L’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) a organisé les 3 et 4 juillet à Astana (Kazakhstan) son dernier sommet annuel, le 24ème depuis le sommet fondateur en juin 2001 à Shanghaï. Pour rappel, l’OCS est une organisation politique, économique, de sécurité internationale et de défense eurasienne créée par la Chine et la Russie. C’est la plus grande organisation régionale au monde couvrant environ 80 % de la superficie de l’Eurasie, et 40 % de la population mondiale, et, en 2024, représentant environ 25 % du PIB mondial.
A l’origine, l’OCS est le « Shanghai Five », organisation comptant en 1996, la République populaire de Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan. Le cœur et la raison d’être de l’OCS est donc l’Asie centrale et la création d’une zone commune d’influence entre la Russie et la Chine.
Ce qui concerne principalement l’OCS, ce sont les menaces sécuritaires auxquelles elle est confrontée, c’est-à-dire selon les termes de l’organisation : « le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme » (on sait par ailleurs que le terme ‘séparatisme’ est aussi bien utilisé par la Russie dans le cas de l’Ukraine que par la Chine dans le cas de Taïwan).
Durant les années 2000, la Chine avait plaidé pour un renforcement des liens économiques entre les membres de l’OCS, ainsi que pour une collaboration sécuritaire, culturelle et « humanitaire ». Mais des propositions telles qu’une zone de libre-échange et une banque de développement de l’OCS ont été rejetées par la Russie et d’autres membres. En juin 2014, l’idée de fusionner l’OCS avec l’Organisation du traité de sécurité collective (une alliance militaire intergouvernementale de six États post-soviétiques : l’Arménie : Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Russie et Tadjikistan) fut évoquée. Cependant, fin 2022, à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, de nombreux membres de l’OCS et même de l’OTSC se sont distanciés de toute coopération militaire avec la Russie.
Entre 1996 et le groupe originel des « Shanghai Five », et 2024, les choses ont bien changé, que ce soit pour l’OCS elle-même, que pour la Chine et le monde.
En juin 2017, le groupe s’est élargi à huit États, avec l’Inde et le Pakistan. L’Iran a rejoint le groupe en juillet 2023, et la Biélorussie vient de le rejoindre ce mois-ci. A cela s’ajoutent encore les États observateurs et partenaires : Turquie, Arabie Saoudite et Égypte. De ce point de vue, l’OCS ressemble au groupe BRICS version eurasiatique, à savoir un groupe incroyablement puissant quantitativement, mais aux objectifs très divers et sans unité formelle.
Le fait que l’Argentin Javier Milei ait sorti son pays des BRICS était lié aussi à la concurrence régionale avec le Brésil. Il existe également une rivalité tant au niveau confessionnel qu’énergétique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, ainsi qu’une compétition entre les deux poids lourds de l’OCS et des BRICS, à savoir l’Inde et la Chine*.
Ainsi l’absence de Narendra Modi d’Astana les 3 et 4 juillet pour le sommet OCS n’est pas un hasard et sa visite prévue à Moscou les 8 et 9 juillet est tout aussi parlante : Modi ne veut pas que son accès à la Russie soit médiatisé par un forum dominé par la Chine.
De fait, ce qui a surtout changé depuis 1996 dans le rapport de la Chine au reste des pays de l’OCS, c’est évidemment la transformation et l’émergence de la Chine comme puissance de premier plan mondial. Le PIB de la Chine a augmenté de plus de 775 % au cours des 25 dernières années, contre une augmentation de 144 % en Russie. La Chine est désormais en position de force et l’invasion russe de l’Ukraine a rendu encore plus significative la suprématie chinoise et l’asymétrie du rapport de force. Or, la Chine n’a pas forcément fait jouer l’organisation régionale qu’elle avait co-fondé pour canaliser son développement externe et notamment pour structurer son projet gigantesque des « nouvelles routes de la Soie » (BRI) qui lui a permis – et lui permet encore – d’exporter ses excédents commerciaux et ses surproductions d’infrastructures.
Au milieu des années 2010, Pékin a utilisé séparément l’initiative BRI et le sommet Chine-Asie centrale pour promouvoir une coopération économique plus étroite avec ses voisins de la région. Récemment, la Chine a annoncé la création d’un mécanisme distinct pour la coopération en matière de gestion des situations d’urgence entre la Chine et l’Asie centrale, bien que cette tâche relève directement de la compétence de l’OCS.
La guerre en Ukraine a rendu la cohérence interne de l’OCS encore plus fragile : les pays d’Asie Centrale souhaitent des relations équilibrées avec la Russie et la Chine tout en restant en bons termes avec les pays occidentaux. Aucune des cinq anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale n’a soutenu la guerre … ni ne l’a condamné à l’ONU. L’addition de la Biélorussie à l’OCS semble d’ailleurs avoir une fonction plutôt géopolitique visant à rassembler autour de la Russie certaines puissances satellites, mais sans réel avantage économique pour l’organisation. De fait, l’OCS fait partie des rares organisations régionales d’envergure dans lesquelles Poutine peut se déplacer sans craindre d’être arrêté du fait du mandat d’arrêt international prononcé contre lui par le Tribunal de La Haye.
Plus encore, le fait qu’un groupe de militaires chinois est arrivé en Biélorussie le 6 juillet pour participer à une « formation antiterroriste » conjointe (du 8 au 19 juillet), quelques jours donc après que Minsk a rejoint l’OCS, donne à l’organisation une nouvelle extension sécuritaire assez préoccupante du point de vue européen et paradoxale du point de vue des objectifs affichés.
Ainsi, à l’issue du sommet, les chefs d’État de l’OCS ont adopté la Déclaration d’Astana, détaillant l’engagement du groupe à construire « un ordre mondial plus représentatif, démocratique, équitable et multipolaire ». On reconnaît là la nouvelle langue d’un « Sud Global » auto-proclamé qui vise à définir l’autoritarisme politique et le conservatisme socio-culturel comme la seule alternative populaire à l’Occident.
Dans son discours, le président Poutine a particulièrement mis en avant cette « multipolarité » : « Le monde multipolaire est devenu une réalité. L’Organisation de coopération de Shanghai et les BRICS sont les principaux piliers du nouvel ordre mondial qui émerge. Le cercle des États qui prônent un ordre mondial juste et qui sont prêts à défendre résolument leurs droits légitimes et à protéger les valeurs traditionnelles s’élargit, de nouveaux centres de pouvoir et de développement économique émergent et se renforcent ».
Pour un président ayant envahi un pays souverain au nom d’un risque géopolitique potentiel, la promotion de la défense des droits légitimes sonne comme un blanc-seing donné à toute nation paranoïaque d’envahir son voisin si elle se sent menacée (on peut penser à la Corée du Nord). Pour un président sous mandat d’arrêt international, la multipolarité est évidemment un concept attractif : elle s’apparente de plus en plus au niveau juridique à la notion de « vérité alternative » dans l’ordre informationnel ; il s’agit de construire un monde parallèle permettant aux dictateurs de dire combattre la liberté en envahissant leurs « compatriotes », d’œuvrer pour la paix en déstabilisant les sociétés occidentales fébriles et de protéger les « valeurs traditionnelles » en opprimant les minorités (ethniques, religieuses, culturelles, sexuelles…).
C’est aujourd’hui le narratif dominant d’une organisation régionale co-fondée par la Chine, qui certes est impressionnante au niveau quantitatif (PIB, démographie, territoire…) mais qui n’a jamais eu et n’aura jamais la solidité juridique, financière et commerciale de l’autre union eurasiatique, à savoir l’Union Européenne.
* L’Inde et la Chine sont entrées dans une phase de compétition majeure à l’échelle continentale dont on oublie trop souvent le caractère multi-échelle : compétition territoriale avec non seulement les territoires contestés des plateaux himalayens mais aussi sur le cas du Cachemire sur lequel la Chine appuie le Pakistan contre l’Inde ; compétition technologique avec l’interdiction de centaines d’applications chinoises (59 bannies en juin 2020, 47 en juillet, 118 applications en septembre et 43 applications en novembre, en février 2022, encore 54 et en février 2023 encore 232 applications ! – à l’heure où certains n’envisagent même pas de contrôler TikTok) ; concurrence surtout culturelle : la Chine et l’Inde sont toutes deux persuadées de représenter la seule alternative civilisationnelle aux Etats-Unis, et s’enorgueillissent d’une tradition plurimillénaire autour de laquelle cimenter l’Etat.
Sommaire N° 24 (2024)