Wang Shoushan, balayeur de 64 ans à Harbin, était né dans le Zhejiang, une des provinces les plus prospères du pays, dont il avait été chassé durant son enfance par la Révolution culturelle. Dans les années 60, ces tumultes avaient très vite contaminé son village, forçant l’école à fermer. Manipulé et enrôlé comme Garde Rouge, il avait alors participé au « procès populaire » de son prof, paradé avec un bonnet d’âne. Bientôt, sa brigade l’envoyait trimer en une commune populaire du Dongbei, où il devait rester jusqu’à la mort de Mao en 1976.
Lors des corvées quotidiennes, de nettoyage ou de cuisine, il se retrouvait fréquemment avec Li Hongye, une fille de son âge—ensemble, ils se débrouillaient pour échapper aux critiques et punitions, se soutenaient, et secrètement, s’aimaient. A la fin de cette période sombre, à 22 ans, ils reçurent l’autorisation de se marier. En prime, ils purent monter à Harbin, dont elle était originaire.
Les premières années filèrent dans l’insouciance : ils savaient se contenter de peu, et trouvaient du travail –les usines tournaient. Les soucis arrivèrent à l’aube des années ’90 : les usines d’Etat se mirent à fermer, incapables de résister à la rivalité de Shanghai et Canton. Alors, Shoushan connut le chômage…
Après des années creuses, il eut la chance qu’un copain de la mairie lui décroche un job de balayeur, mal payé mais qui lui assurait, outre 400 ¥ par mois, une mince assurance médicale. Vêtu d’un gilet municipal complété d’une casquette kaki, Shoushan balayait 12 heures par jour, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente.
En 2008 à 54 ans lui vint le vague à l’âme. La vieillesse toquait à la porte de son corps, sous forme de rhumatismes. A la maison, Hongye lui reprochait leur pauvreté : « si t’avais étudié, on s’rait déjà riches maintenant » !
Défié, Shoushan entreprit d’apprendre la langue de Shakespeare : un choix qui correspondait au désir de rattraper le temps perdu, mais aussi à un rêve d’évasion vers de nouveaux paradis lointains et anglo-saxons. Chaque lundi matin, il prenait congé, et un bus d’une heure pour suivre les cours gratuits à l’université. À la sortie, il en redemandait, en priant les étudiants avancés de corriger son accent.
Le reste de la semaine, depuis 10 ans déjà, Shoushan prend sa rue pour une vaste salle d’étude à ciel ouvert. Posant contre un poteau son balai et sa pelle, il déploie ses « outils » récupérés dans les poubelles. L’école voisine lui fournit bouts de craie, crayons cassés (qu’il retaille), cahiers aux trois-quarts griffonnés et annotés de rouge, pages de devoirs d’anglais déjà faits… Il gomme les réponses et refait les exercices. Puis il déclame les textes, tentant bravement de deviner le sens des mots, pour la plus grande joie des riverains dont il est devenu la mascotte ! Il calligraphie sur le trottoir, avec pleins et déliés, ses propres compositions en anglais.
Le plus grand bonheur, hélas trop rare, advient lorsqu’il tombe sur un étranger. Audacieusement, il l’apostrophe en son sabir bilingue, et cela lui permet d’obtenir cinq minutes de pur anglais volé !
Dans ses poèmes de trottoir, Shoushan raconte avec nostalgie son pays natal : « je naquis en un village du Zhejiang, où la terre est riche, et où les 600 habitants sont merveilleux ». De la sorte, il idéalise son pays, jardin d’Eden, paradis perdu. Mais le disant en anglais, il ôte à sa complainte toute velléité de critique contre la société ou le Parti, une attitude qui n’est jamais bien vue en Chine.
« Je veux maitriser un anglais correct », crayonne-t-il encore à la craie, « notre patrie vit de grands changements, et l’anglais est une langue internationale ». Ce disant, il lève le coin du voile sur son rêve illusoire de trouver à son âge un métier mieux payé, d’accéder enfin à l’aisance et au respect, dont il a manqué. Shoushan veut prouver qu’il n’est pas « inférieur aux autres » (自惭形秽 – zìcán xínghuì). À ces envolées littéraires, Hongye rétorque, un rien acide : « mais réveille-toi, vieux fou, c’est toi qui as fichu ta vie en l’air. C’était à 25 ans qu’il fallait réagir. Laisse tomber… Sinon, quand t’auras 80 ans, tu vas vouloir apprendre la trompette et t’époumoner devant moi, jusqu’à pousser ton dernier souffle » !
Relatant la dispute à un journaliste venu l’interviewer, Shoushan révèle son grand rêve, en un soupir : se retrouver en Angleterre, en Australie, en Amérique – n’importe où où l’on parle anglais. Là, il n’en doute pas, commencera pour lui la « vraie vie », où pourra enfin tester ses capacités linguistiques. Car sa hantise, il l’avoue bien volontiers, est d’avoir végété, fait du sur place depuis 10 ans : de demeurer un perdant, dans ses études anglaises comme dans tout ce qu’il entreprend…
Ceci explique le coup inattendu qu’il tente auprès du journaliste : « s’il vous plait, j’ai un service à vous demander… ». Et sans attendre la réponse, il lui sort anxieusement un gros portefeuille toilé, qu’il déclare avoir trouvé dans la rue l’autre jour : « Voyez, tout y est, la carte de sécurité sociale, les cartes bancaires, 900 yuans, j’ai rien touché. S’il vous plait, aidez-moi à retrouver le propriétaire » !
Dans son article le lendemain, le reporter décrit le linguiste amateur comme un héros du peuple, méritant quelques bons points de morale du Parti. Pourtant, Shoushan semble quelque peu incohérent : on ne peut pas vouloir à la fois s’enfuir de son pays, chercher refuge dans une langue étrangère, et vouloir à se faire bien voir du système en faisant montre d’une « bonne attitude ». Deux exigences qui paraissent bien inconciliables, celle de la liberté, et celle d’une sécurité médiocre, gite et couvert garanti !
1 Commentaire
severy
16 juin 2018 à 19:05Encore une histoire du petit peuple comme on les aime. C’est bien simple, c’est du Zola.