En dépit du stress, de l’épuisement, tout n’était pas négatif pour Yusu —elle goûtait sa liberté existentielle retrouvée, sans personne pour la rabaisser à chaque fait et geste ! Après tout ce qu’elle avait enduré, tout ce qu’elle entreprenait ne pouvait plus que la grandir. De plus, il y avait ses filles, de six et deux ans, qu’il fallait mener vers l’âge adulte, leur donner plus de chances qu’elle n’en avait eue elle-même. C’était un fardeau et un devoir, mais loin de l’asservir, il l’anoblissait quelque part, comme le défi de sa vie. Il aiguisait son audace, lui donnait un humour, une force, une invincibilité.
De retour à Pékin, elle avait atterri à Picun, village coincé entre 5ème et 6ème périphérique, peuplé de 30.000 paumés comme elle, faute de pouvoir obtenir le permis de résidence de la capitale. Comme tous les « Piteux » ou « Pitiens », ces réprouvés de Pi, Yusu louait une chambre de 8m2 chez un paysan enrichi, l’ancien « président » de la commune. Elle travaillait (au noir) comme institutrice à l’école (sans licence). La paie de 1600 yuans par mois, était misérable, mais le job lui laissait du temps pour ses filles. Pour elles, elle faisait les marchés aux puces où elle achetait des vieux livres au kilo, qu’elle stockait pour le jour où elles sauraient lire. Elle en avait déjà amassé 500 kg. Elle s’était également inscrite au cercle littéraire de la « maison des travailleurs », où comme autrefois avec sa sœur, elle lisait des romans à voix haute, en discutait avec chacun.
En 2011, quand son aînée eut l’âge de travailler à 14 ans, et sa cadette fut assez grande pour se rendre seule l’école à 9 ans, Yusu put prendre un meilleur emploi : « ayi » (nourrice) chez un industriel classé dans la liste Hurun des plus grandes fortunes chinoises. Depuis belle lurette, le nabab avait envoyé son épouse et ses enfants au Canada, pour avoir le champ libre avec son amante de 25 ans sa cadette. Il avait eu d’elle un garçon de 6 ans, pourri gâté en tant qu’héritier de sa dynastie naissante. Ses journées, il les passait sur un campus international huppé qui l’éduquait en chinois et anglais. Pour l’emmener le matin à l’école et lui faire faire le soir ses devoirs, il avait son tuteur à domicile, diplômé de l’université Renmin. Accessoirement, il s’entraînait au Kung Fu sous la férule d’un moine de Shaolin (Henan), payé à prix d’or. La formation était dispensée en son gymnase privatif de 300m².
Yusu elle, était chargée de s’occuper du deuxième rejeton, une fillette de 3 mois qu’il fallait nourrir, changer, bercer… À plus de 6000 yuans par mois, le job était payé plus qu’honnêtement. Envers de la médaille : Yusu ne voyait ses filles que le samedi soir. A peine de retour à Picun, poches et valise pleines de cadeaux et victuailles, elle couvait ses petites, les faisait se raconter, les emmenait en promenade, et faisait avec elles le plein hebdomadaire de tendresse, de cours de lecture et de plats cuisinés, avant de se séparer le lundi à l’aube, le cœur gros. Les gamines passaient ainsi la semaine seules, avec pour unique soutien la voix de leur mère quelques minutes par téléphone, et la visite quotidienne de Ding et Li, autres petites migrantes qui venaient partager leur solitude.
Souvent, la petite dont Yusu avait la garde s’éveillait en pleurs– peut-être par manque d’une vraie maman, la sienne étant restée femme-objet. Avant d’aller calmer le nourrisson, elle devait d’abord sécher ses propres larmes…Yusu contenait un sentiment de révolte, pensant à ses propres filles également privées de mère…
Une nuit, elle vit la lumière dans le salon. C’était sa patronne, habillée d’une longue robe rouge, talons hauts, collier de perles, et maquillée pour dissimuler les premières ridules. Seule ou se croyant l’être, attendant son amant, elle avait quitté un instant son éternel sourire photogénique pour laisser flotter sur son visage ses vrais soucis : l’angoisse de vieillir, de cesser de plaire, d’-tre remplacée un jour… Pour Yusu, cette vision fut une choquante révélation : cette femme était exploitée, tout comme elle, mais en pire. Esclave sexuelle, elle était comme les courtisanes du temps jadis, d’époque Tang ou Qing, prisonnière de leur luxe factice. « C’est ça, le socialisme ?», écrivit Yusu cette nuit-là, en un questionnement brûlant sur le sens de la vie.
Un jour enfin, en avril 2017, elle osa mettre en ligne, via la plateforme WeChat Noon-story, « Je suis Fan Yusu », le récit de sa vie en 7000 caractères. Elle guignait les petits sous promis à tout texte attirant plus de 1000 visiteurs . Elle qui avait toujours vécu dans l’échec, ne se faisait pas d’illusion sur ses chances de réussir.
Sa stupéfaction le lendemain n’en fut que plus grande, découvrant que l’essai avait été dévoré par 100.000 personnes. La semaine qui suivit, les premiers journalistes l’assiégeaient déjà. Affolée, elle quitta Picun pour trouver refuge dans un monastère, comptant sur les moines pour protéger son intimité. A sa porte, contrat en main, les éditeurs se pressaient, jouant des coudes avec les réalisateurs télé. Ses frères, bouches en cœur, demandaient aussi à la revoir, espérant tirer profit de sa soudaine notoriété. Elle découvrit ainsi l’ivresse, mais aussi le danger de la célébrité, et le besoin d’apprendre à la dompter.
Idole éphémère, Fan Yusu saura-t-elle accepter sa renaissance, « laisser paraître sa corne de licorne » (崭露头角 zhǎn lù tóu jiǎo, symbole du talent) ? C’est tout ce qu’on lui souhaite – elle n’en mérite pas moins !
1 Commentaire
severy
24 juin 2017 à 18:27Très bonne histoire très bien racontée. On en redemande.