En 1993, après huit ans passés, Fan Yusu s’enfuit de son poste à l’école. Ce geste, elle l’imputa à sa nature « stupide et paresseuse » et se le reprocha : « si j’étais restée, je serais sûrement devenue une vraie enseignante ». Mais comprenons-la, à 20 ans, elle ne résistait plus à son rêve de connaître les lumières de la ville…
Pékin accueillit avec rudesse la fleur de province, sans diplôme, pistons, ni amis. Bonne à tout faire dans un restaurant, elle fut férocement exploitée. Du matin au soir, elle pendulait entre salle et cuisine, les bras chargés d’assiettes. A bout de forces, maladroitement, elle faisait parfois tomber son lourd plateau en un fracas de grosse faïence. Chaque fois, elle écopait d’une retenue de salaire, ne lui laissant en fin de mois que « de quoi ne pas mourir de faim ». Elle faisait la plonge, et le soir posait les chaises à l’envers sur les tables pour passer la serpillière sur le sol gras. Après 22h, avec les autres waidi -migrants de l’équipe (les seuls qui acceptaient de travailler dans de telles conditions), elle s’entassait à bord de la fourgonnette d’entreprise, en route vers le dortoir de banlieue. Elle s’y effondrait sur sa couche pour des nuits éphémères, trop épuisée pour « pouvoir lire la lumière de ses rêves »…
Après deux ans, elle fut tentée par ce pari dangereux que font les jeunes opprimés poussés par désespoir : un mariage sans amour, à l’aveugle avec un autre miséreux, histoire de partager le fardeau, se protéger ensemble et glaner, peut-être, un peu de tendresse. Elle dut vite déchanter. L’homme aux avances de qui elle avait cédé était de la mauvaise graine. Se disant businessman, il était peu doué pour les affaires et buvait pour oublier, puis battait sa femme, et maltraitait les deux petites filles qui leur étaient arrivées trop vite.
Au bout de six ans, en 2000, Yusu retourna au village natal, emportant avec elle ses deux gamines. Jamais son mari ne reprit contact avec elle, ni ses filles – ce type-là avait le cœur plus sec qu’un coup de trique. Elle apprit plus tard qu’il était parti en Mongolie, puis en Russie, se saouler – et s’y tuer à petit feu, peut-être…
Quoiqu’il en soit, retournant sans son homme au bercail, elle se retrouva face à la glaciale réprobation des hommes de son clan, et le pauvre sourire de sa mère incapable de la protéger cette fois. A l’unisson, ses frères et son père lui signifièrent leur verdict : une femme mariée n’est plus la bienvenue dans sa famille, et pire encore si elle est séparée ou divorcée ! Une telle créature ne pouvait que leur faire honte. Et pour apporter du poids à leur vindicte, chaque fois qu’elle entrait dans une pièce, ils en sortaient, fuyant « la traînée » comme la peste.
Ses aînés, à vrai dire, pouvaient avoir plusieurs dents contre elle. La plus dure avait été suite à sa fuite vers la capitale qu’ils avaient ressentie comme une tentative de s’élever plus haut qu’eux—quel insupportable arrogance ! Et après avoir échoué, elle avait l’audace de revenir les narguer, tout en quémandant leur compassion…
Pire : Yusu partageait avec Meihua, sa soeur, sa passion pour l’écriture. Or Yun, le frère aîné, s’était longtemps pris pour un talent littéraire. Pour le soutenir, durant toute leur enfance, les filles avaient dû se nourrir de patates douces, car à la librairie du village, Yun allait régulièrement troquer leurs récoltes de blé et de riz contre des classiques de littérature. Mais il n’était qu’un bon à rien, préférant son lit au banc d’études. Deux échecs au Gaokao (bac), et le rejet par les éditeurs de ses rares manuscrits, avaient éteint ses rêves incohérents de vivre de sa plume.
Quoique ardemment soutenu par sa mère qui voyait en lui le génie de la famille, Fei, le cadet s’en était guère mieux tiré. Ayant réussi son bac, il avait été placé, grâce au piston de sa mère, au bureau local des parcs et forêts. Mais au tournant de la quarantaine, il avait commencé à jouer au mah-jong, perdant toujours plus – son salaire, sa maison-même ne suffisaient plus à payer ses dettes. Il dut se cacher, et pour sauver sa vie des tueurs à gages engagés par les prêteurs, il perdit son emploi pour absentéisme. Sa mère une dernière fois put redresser sa barque, négociant un compromis avec la mafia locale. Mais le prix était lourd : il se retrouvait réduit à labourer les champs, comme son aîné. Voilà pourquoi vis-à-vis de sa sœur Yusu qui revenait à la maison, il n’éprouvait que haine et mépris, et exigeait son départ. Pas question d’assumer trois bouches supplémentaires à nourrir…
Yusu n’eut d’autre choix que de retourner à Pékin avec ses deux petites, quittant cette fois, sans doute pour toujours, ce foyer natal qui la rejetait. Elle était perdue, mais toujours dans la rage de trouver un sens à son existence : « ma vie, écrivait-elle avec humour doux-amer, est un livre impossible à lire, aux pages chamboulées par le destin avant d’avoir pu passer à la reliure ».
La situation semblait désespérée – mais la providence veillait : « la mer amère semble sans limites », dit le proverbe (苦海无边,回头是岸, kǔ hǎi wú biān, huí tóu shì’àn), mais le rivage est tout proche, en tournant la tête » – la renaissance, le succès étaient invisibles mais déjà là… comme on verra au prochain et dernier épisode !
Sommaire N° 23 (2017)