Jusqu’en 2002, le couple migra selon les boulots trouvés par Chen Xuesheng, qui tenait sa jeune femme sous clé, lui ayant confisqué son « hukou ». Sans ce permis de résidence, elle ne pourrait pas aller loin. Cependant sa meilleure stratégie pour la garder sous sa coupe, avait été de la mettre enceinte. Ainsi, leur fille naquit en 2002 – Banyan n’avait alors que 14 ans.
Pour elle, ce fut un bouleversement. Découvrant ce petit être, elle ne parvint jamais, en dépit de ses efforts, à y voir son enfant. Ni « chair de sa chair », ni « prunelle de ses yeux », ce bébé lui semblait un boulet à son pied, piège tendu pour bloquer sa fuite. Mari, famille, police, tous conspiraient à l’empêcher de reprendre sa liberté volée.
L’école lui manquait cruellement… Deux amies de classe lui écrivaient encore, parlant des cours, des profs, des garçons…. Cet univers lui était fermé à jamais. Dans quelques années, elles auraient le gaokao (le bac), et peut-être l’université, la liberté – même celle de ne pas se marier, mais de gagner de l’argent et de planifier leurs vies comme bon leur semblerait. C’était trop injuste ! Condamnée à sa condition de mère-enfant, l’adolescente se promit de ne jamais abandonner son rêve de s’affranchir, quoiqu’il en coûte.
Plutôt que se plaindre, Banyan devina qu’elle devrait ruser et apprendre à dissimuler ses sentiments. Elle ferait ses tâches ménagères, s’occuperait de cette petite – comme la fille de cette homme, mais non comme la sienne. Parfois, Banyan ressentait bien une sourde empathie envers ce petit être vulnérable, l’envie de lui dispenser la tendresse maternelle. Mais alors, toujours, venait s’interposer la statue froide de son combat contre son esclavage. Ce sentiment primait sur tout. Il la protégeait de la soumission.
Faute d’éducation, les mots lui manquaient pour analyser son drame. Mais elle sentait au fond d’elle-même un droit inaliénable, l’espoir d’une autre vie. Nul ne pouvait le lui reprendre—sauf elle-même, par lâcheté, en le laissant périr. Elle s’y accrochait donc avec une énergie sauvage.
C’est cette force qui lui fit franchir les années noires, supporter les nuits d’abord terribles puis simplement banales auprès de l’homme, ce maître provisoire. Elle apprit à gagner des petites victoires, invoquer l’épuisement, une migraine, tous les prétextes bons ou mauvais pour se refuser.
En 6 ans, elle fit pas moins de trois tentatives de fuite. À l’été 2003, Xuesheng la rattrapa sur le quai de la gare routière de Xiamen. Il la prit par le bras avant de la ramener, fou de rage à la maison et de lui administrer une correction qui la laissa 8 jours au lit.
En 2005, la seconde fuite l’emmena de Fuzhou jusqu’à Wuhan, mais un contrôle du bus la fit repérer—elle n’avait aucun papier d’identité sur elle… Banyan avait refusé de décliner son identité, mais au commissariat, sa photo figurait au sommier des fugueurs—vestige de sa première escapade. Elle fut donc ramenée, battue encore.
Depuis Qingdao (Shandong), l’essai de 2006 faillit réussir. Banyan avait imaginé d’emprunter non la route de Chongqing, où toutes les polices l’attendraient en alerte, mais de se diriger vers le Sud, riche pourvoyeur d’emplois pour les migrants et peu regardant sur les papiers, pourvu que l’on soit prêt(e) à travailler.
Elle était arrivée au Jiangxi, à deux provinces du but. Dans un village oubliable et sans âme, elle se laissa bêtement ramasser par les chengguan (agents municipaux), qui la remirent à la police. Elle résista trois jours, avant de souffler son nom d’une voix fluette, pour être une fois de plus reconduite chez son odieux mari.
Enfin neuf mois plus tard en 2007, à 19 ans, c’est la naissance d’un fils qui fut l’étincelle de son évasion finale.
Après l’accouchement selon la tradition, Banyan devait garder le lit durant 100 jours. Dans leur chambre, une voisine venait s’occuper de la petite qui jouait sur sa couette à même le sol, du nourrisson en son cageot de récupération, berceau de fortune.
Depuis des mois discrètement, cette femme avait lié avec Banyan une amitié pleine de compassion. Une nuit d’insomnie, la voisine lui proposa à l’aube le plan de sa délivrance—il fut accepté avec enthousiasme. En partant pour le marché, la fidèle amie revint avec deux demi-litre d’ergoutou, alcool blanc bon marché, et un panier des plus flatteuses provisions : lamelles de bœuf, jarret de porc, crevettes, tofu, poisson de mer, poivrons rouges et verts, concombre amer, les ingrédients d’un petit banquet ! Quand Xuesheng rentra du turbin, la table l’attendait avec bouquet de fleurs et bougies. Il s’était assis comme un prince, servi par les deux femmes. Repu, il avait liquidé l’une après l’autre les deux flasques…
On l’aura deviné, elles étaient en train de lui « cacher un couteau derrière leur sourire » (笑里藏刀, xiàolǐcángdāo ). Après le festin, il s’écroula sur la table. Les deux compères l’avaient alors porté au lit, prudemment fouillé, et récupéré les précieux papiers de Banyan. Puis celle-ci, sortant son sac de voyage préparé d’avance, s’était envolée, sans ses enfants, par le bus longue distance. Le lendemain à l’aube, elle arrivait à Canton. À midi, elle était recrutée ouvrière sur une chaîne de montage électronique—un emploi ne supposant aucune formation préalable. Elle avait sa place dans une équipe, son lit, son armoire dans un dortoir.
Enfin seule, exultant de cette liberté toute neuve, après huit ans d’esclavage, elle pouvait commencer à se reconstruire…
Mais croyez–vous que Xuesheng va se laisser faire ? L’épilogue, au prochain numéro !
1 Commentaire
severy
26 juin 2016 à 13:55Que ne soyons-nous déjà la semaine prochaine pour apprendre la suite de ce drame en trois actes…