Le 25 mai, un groupe de promeneurs monte à la Grande Muraille hors des sentiers battus, à 80km de Pékin. Mais au retour, ils se heurtent à un comité d’accueil en tenue noire et brassard rouge, qui leur demande par où ils sont entrés sur ce périmètre, tandis qu’un photographe les mitraille – moins pour les identifier que pour les intimider. C’est la première fois au cours des 30 dernières années, que se montre cette police de la muraille. Pourquoi une telle intervention ?
Cela pourrait être l’expression d’une campagne inofficielle, du 15 avril au 15 juin, pour prévenir tout rassemblement à travers le pays : autour de la période se concentrent trois dates sensibles :
– le 10 mars 1959, le Tibet passait sous contrôle de la RPC,
– le 4 mai 1919, les étudiants se rebellaient contre l’empire, revendiquant l’« avènement des sciences et de la démocratie »,
– et la nuit du 3 juin 1989 qui marquait la fin du printemps de Pékin, avec des milliers de morts. Depuis, le régime n’a eu de cesse de tenter d’en effacer le souvenir. Dès le lendemain, l’appel à la délation et l’exploitation de photos permirent des milliers d’arrestations– quelques milliers d’autres de jeunes plus chanceux purent s’enfuir vers l’Occident. Partout s’organisa la conspiration du silence—les réunions obligatoires se multiplièrent pour nier l’existence d’un massacre !
Trente ans plus tard, cette amnésie nationale semble acceptée de tous : la majorité des jeunes nés après les événements, ignore tout de la nuit dramatique.
Zhang, aujourd’hui commerçant dans la capitale, avait été à l’époque un des jeunes du Printemps de Pékin, sans manquer une marche ou une journée sur la place. Mais plus tard, à sa fille unique, il n’a rien dit. « On a perdu, se justifie-t-il, mieux vaut oublier ». Sa femme renchérit : « notre fille, moins elle en sait, mieux elle se porte ! Si elle commençait à parler autour d’elle, elle risquerait sa place à l’université et cela, c’est insupportable… ».
Chen, étudiante, plaide l’ignorance : « j’ai entendu parlé du « liu si » (« 4 juin »), mais je ne comprends pas bien de quoi il s’agit… Ce sont les jeunes qui ont fait des bêtises ? ».
Liu, qui vient d’avoir 30 ans, reconnait qu’il s’est passé quelque chose cette nuit là, mais n’a pas envie de chercher à savoir ce qui s’est véritablement passé, de peur de toucher à ses convictions patriotiques.
Ma, professeure d’art, 27 ans, admet avoir visionné à l’étranger un documentaire sur Tian’anmen sur YouTube. Mais au retour, faute d’oser en parler, elle préfère chercher des échappatoires : « après tout, ça pourrait être une conspiration des puissances étrangères… Et puis même si c’était vrai, qu’est-ce que ça change ? C’est un non-événement ».
A l’inverse de leurs parents et grands-parents qui ont connu les souffrances de la révolution culturelle, la famine et l’arbitraire, cette génération de moins de 30 ans n’a connu que la prospérité. Ils associent le bien-être à la stabilité politique, au fait que leur société ait su privilégier ce qui leur apparaissait l’essentiel, la croissance, au détriment de l’accessoire, l’opinion. Selon l’étude de l’Université G. Washington, plus des trois-quarts rejettent les manifestations qui « menacent la stabilité du pays ». Ces trentenaires sont donc pragmatiques : leurs priorités sont de trouver un emploi bien payé, avoir les moyens de se marier et de vivre à leur aise. Ils soutiennent toutefois la campagne anticorruption – leur activité citoyenne va jusque là – mais sans réclamer plus de démocratie, une abstraction dont ils ne sauraient que faire.
Une telle opinion les place à l’opposé de celle de leurs parents, idéalistes et civiques 30 ans plus tôt. Ils savent de toute façon que toute revendication libertaire ou dissidente serait dans l’instant étouffée dans l’œuf par la censure des réseaux sociaux et les millions de caméras de surveillance. Une partie de ces jeunes adultes préfèrent donc croire qu’en juin 1989, le Parti n’avait d’autre choix que de briser le courant dissident, à moins de perdre le contrôle et de laisser le pays sombrer dans l’anarchie.
Aujourd’hui, la censure a atteint un degré d’intensité historique. Sur Baidu le moteur de recherche, des mots-clés tels « Tian’anmen » ou le nombre « 6-4 » (liù-sì) répondent aux abonnés absents, et Wikipédia est banni en toute langue. Aux portes des villes, des gares, des stations de métro, les arrivants sont scannés, les suspects refoulés ou arrêtés…
Toutefois, l’amnésie s’arrête aux frontières. Ailleurs, le souvenir a droit de cité. Depuis Taiwan où il a trouvé refuge, Wu’er Kaixi, un des leaders du mouvement de l’époque, note que le régime, par sa répression continue, aide à perpétuer le souvenir : « en multipliant les arrestations et refusant tout débat, le Parti fait de son mieux pour maintenir vivant l’esprit de Tian’anmen ».
Selon Perry Link, sinologue à Princeton, même si le PCC acceptait d’ouvrir le débat, les risques de division ou d’un nouveau mouvement populaire fermeraient la porte à toute tolérance.
Laissons le mot de la fin à un intellectuel pékinois, forcé pour sa sécurité à rester dans l’ombre : « la Chine souffre d’une blessure qui ne peut pas guérir, du fait de l’incapacité du régime à affronter son passé. Le Parti paie un prix exorbitant pour empêcher la société d’enterrer ses morts et de faire sa paix avec son passé » !
Pékin Place Tian An Men (1989) par Eric Meyer, vient d’être réédité aux éditions Actes Sud.
L’illustration de cet article est tirée d’une BD à paraître en décembre 2019 aux éditions Dargaud, auteurs Eric Meyer (scénario), et Aude Massot (graphisme).
2 Commentaires
severy
1 juin 2019 à 16:561989-2019 Trente ans ont passé après le drame.
Ce sera la tâche des archéologues du futur d’expliquer la présence de nombreux charniers dans une région située à l’est des ruines de l’ancienne capitale d’un pays autrefois bien mal appelé République populaire de Chine.
anneribstein
1 juin 2019 à 18:10Mise en perspective générationnelle éclairante. Merci