Depuis des décennies, ce fut la plus étrange des noces à Shuanglong (à 80km de Chongqing), au Nouvel an lunaire de 2000, année du Dragon d’or. Les invités étaient rares, pour une fête de prestige : 30 à peine, endimanchés selon leurs maigres moyens de paysans du Sichuan.
Sur leurs lourdes vareuses de laine, les femmes portaient de grands carrés de coton écarlates aux motifs de roses, signe propitiatoire de bonheur. Gelés dans leurs anoraks vieillis, les hommes se frottaient les mains pour se réchauffer. Un violoneux aveugle tirait de son erhu des airs entêtants, sous la frappe incertaine d’un gamin sur son tambourin.
Large sourire aux lèvres, Ma Zhengsong, oncle et tuteur légal de la mariée, occupait la place des parents. Contre lui se serrait son épouse chétive et soumise. Sous le voile rouge qui la couvrait jusqu’à la taille, Ma Banyan, la mariée semblait minuscule face à l’immense Chen Xuesheng, son promis en costume de coton noir, chemise blanche sans col et gros châle.
Dans les yeux des parents du marié se lisait la fierté, mêlée au soulagement : après tant d’années, ils réussissaient enfin à caser leur garçon ! Ils auraient bien voulu une fête plus fastueuse, mais les moyens manquaient, une fois payée la dot. Dans leur montagne, les filles, denrée rare, se payaient à prix d’or, 8000¥ dans le cas de Banyan, soit un an de leur labeur : ils ne pouvaient assumer plus.
A part une foule dense, brillait par son absence le prêtre taoïste : c’était le maire qui le remplaçait dans le rôle d’ordonnateur des rites. Pourquoi ? Pour leur éviter des frais, sans doute, ou bien pour garder sur cette fête le profil bas. D’ailleurs, pas par hasard, la noce avait aussi omis de passer par le bureau des mariages, privant ainsi l’union de toute légalité.
Et pour cause : cette union était illégale. Car si Xuesheng avait 29 ans révolus, Banyan n’alignait que 12 printemps, en infraction patente à la loi de la République populaire –selon la norme, pour les filles, pas de fête nuptiale avant 20 ans révolus ! Heureusement que le maire était de connivence : il fallait bien des mariages, des naissances pour compenser l’hémorragie des jeunes, surtout des filles qui se sauvaient pour aller découvrir les lumières de la ville. En péril après tant de migration, le village de Shuanglong devait se défendre. Lier poings et poignets des filles avant qu’elle ne tombent dans ces chimères d’abandon de leur communauté, était pour Shuanglong une simple question de vie ou de mort !
Pour Banyan, à l’instar de ses deux sœurs aînée et cadette, le guignon avait débuté en 1997. Le long de leur enfance, leur maman s’était montrée plutôt bonne mère, mais il lui arrivait régulièrement de perdre la boule, de tomber à l’Ouest. Quand venaient ses crises, elle devenait incontrôlable, bave à la bouche, survoltée d’une puissance physique que nul n’eût attendu d’un corps si fluet.
Dans cet état, un jour de mai, elle avait poignardé à mort le père, qui tentait de la maîtriser. Le juge l’avait reconnue irresponsable, et l’avait renvoyée au village – la famille n’avait pas l’argent pour payer sa place en institution. Puis à la prochaine crise, la pauvre démente s’était sauvée pour ne jamais revenir.
À 7, 9 et 11 ans, les fillettes avaient été confiées à leur oncle, personnage retors et sans cœur qui les avait aussitôt sorties de l’école pour les faire trimer du matin au soir, entre les champs et la couture. De fil en aiguille, il avait fini par réaliser la mine d’or sur laquelle il siégeait : il fallait les marier, pour la dot !
Dès que chacune passa ses 12 ans, il la casa au plus offrant des célibataires vieillissants qui faisaient antichambre devant sa porte. Entre ces trois mariages, l’argent qu’il amassa lui permit de se mettre quelques années au vert, à la guinguette, à boire, jouer et fumer.
Voilà pourquoi Banyan, pré-pubère, se retrouvait sous ce voile, que son fiancé retirait à présent sous les trilles du violoneux et les applaudissements clairsemés, tandis que le maire les disait mari et femme…
Le lendemain, Xuesheng emmena sa femme-enfant au train, en route pour le Fujian, à 2500 km. Une fois installée avec lui dans leur chambrette, Banyan dut apprendre ce que le mariage signifiait : l’épreuve que lui infligea chaque nuit cet homme grossier, le lui fit détester à jamais.
Il l’enfermait le matin pour aller travailler. Mais très vite, elle trouva la clé des champs, en escaladant un vasistas. Avec en poche quelques centaines de yuans d’argent du ménage, elle retraversa la Chine par bus locaux, se tassant dans son siège, « bouche cousue et ravalant sa souffrance » (chīyǎ bakuī , 吃哑巴亏). L’instinct de survie la faisait se murer en son silence.
Arrivée à Shuanglong, logée par une de ses sœurs, elle alla à la police porter plainte, solliciter la protection de la loi. L’accueil fut d’abord sympathisant. Mais très vite, la chance la quitta, quand le commissaire, appelant le maire, raccrocha d’un air entendu : elle était mariée, et il ne pouvait donc rien faire, face à cette banale querelle de ménage. La solution consistait à la rendre au mari. En l’occurrence, à ses parents, le temps que Xuesheng revienne la chercher du Fujian. Goguenard, son père lui conseillerait de garder sa femme plus serrée : pour Banyan, l’avenir s’annonçait plus sombre que jamais.
Mais chez les femmes chinoises, les épreuves sont une chose, le caractère une autre : Ma Banyan est jeune, l’âme d’acier trempé. On le découvrira dès la semaine prochaine !
1 Commentaire
severy
21 juin 2016 à 12:28On se doute que, devenue championne de pétanque, elle occira son faux mari à coups de boules dans ses… parties basses.