Le 5 mars, au départ de Ngari (Tibet), Feng Hao, étudiant de 22 ans avec son amie Lin et son meilleur copain Li donnèrent le premier coup de pédale d’un formidable voyage. Ils comptaient ensemble traverser le parc de Changtang pour atteindre Golmud à 2024 km. Ils se préparaient depuis des mois, lisant tout ce qu’ils trouvaient sur cette réserve naturelle grande comme l’Italie (290 000 km²), s’imposant chaque week-end des dizaines de km de vélo et rassemblant leur matériel de haute montagne. Il faudrait tenir des semaines entre 4000 et 5000m d’altitude par -20°C la nuit, tout en résistant au mal des montagnes.
Le relief, traversé de fleuves, gorges et défilés, était grandiose mais extrême. Son pergélisol était dur comme la pierre sur 30 cm. Une faune s’y tapissait, yaks et ânes sauvages, renards blancs et lynx tandis que sous les rares nuages, vautours et aigles se disputaient la maitrise du ciel.
Mais nos trois jeunes ne doutaient de rien, chevauchant leurs bécanes. La route provinciale S301 était belle – il n’y avait qu’à rouler, d’autant que le parc était interdit aux visiteurs, sauf avec permis qu’ils ne s’étaient pas donnés la peine de solliciter.
Ils avancèrent donc vite, droit vers l’Est à travers une vallée de dizaines de kilomètres de large, bordée de pics aux neiges éternelles, de torrents qui se subdivisaient en une dentelle marécageuse. Bientôt les maigres pâtures aux hordes de yaks blancs ou bruns mouchetés laissèrent place aux moraines désolées. Bien entraînés, ils moulinaient joyeusement six à huit heures par jour. La nature, l’air frais et raréfié leur interdisait davantage. Sur la route déserte, que n’empruntaient à part eux que les camions de ravitaillement de l’armée, ils devaient faire de longues pauses pour reprendre leur souffle. Pour se nourrir, ils dévoraient dans les guinguettes des migrants Hui, de grands bols de nouilles où flottaient de rares lambeaux de yak, un peu de chou. Parfois des Tibétains sortant de leurs yourtes les saluaient selon la coutume locale en tirant la langue, puis leur offraient des fritures maison, de la tsampa, un verre de thé au beurre de yak, précieux pour prévenir les gerçures aux lèvres. Le soir, ils dormaient sur les paillasses des auberges.
La première nuit, Feng, sorti de l’auberge faute de pouvoir dormir, crut halluciner. Devant ses yeux, les nuages, irisés par la Lune, formaient un dessin surréaliste d’une surprenante précision : un dragon d’argent dont la gueule puissante crachait un jet de feu. Emerveillé, Feng alla chercher ses compagnons. Ensemble, ils virent dans cette image céleste un message propitiatoire des Dieux ou des ancêtres.
Les problèmes surgirent dès le troisième jour : farouche partisan de l’aventure absolue, Feng voulait quitter la route et couper à travers la réserve, leur épargnant un détour de 600 km. Ce faisant, ils verraient la vraie vie du parc, surprendraient la faune, surplomberaient les falaises, visiteraient ses grottes multimillénaires.
Lin et surtout Li refusèrent net et ne voulurent pas prendre un tel risque, c’était irresponsable et interdit. Enfants de la ville, ils ne connaissaient rien des techniques survivalistes de la nature sauvage et incertaine, « ni âne ni cheval » (非驴非马, fei lv fei ma) : « que l’on s’en tienne à ce que l’on sait faire, et qu’on évite de mettre futilement nos vies en danger » !
Pour faire oublier au chef de l’expédition sa lubie, Lin et Li acceptèrent de quitter la route pour un tronçon de piste parallèle, une fois dépassé le lac Dong Co. Ils enfreignaient les consignes, mais retrouveraient la sécurité de l’asphalte 80 km plus loin. Fini les hôtels désormais. La piste était plus sablonneuse, mais ils parvenaient malgré tout à tenir une certaine cadence. Le soir, ils montaient la tente et faisaient la corvée de bois, de feu, tandis que Lin, prenant son rôle de cuisinière, pétrissait la farine apportée dans son sac à dos, roulait la pâte et en faisait des « momos », raviolis tibétains farcis aux herbes trouvées en chemin et au fromage sec.
Mais dès le lendemain, ils étaient de retour sur la route, au grand dam d’un Feng trépignant et réclamant sa cyclée libre à travers le parc, sans compromis. Finalement le 14 mars après neuf jours, alors qu’ils croisaient la rivière Langqu, qu’ils s’apprêtaient à suivre sur 300km, Feng leur communiqua sa décision irrévocable : dès le lendemain il les quitterait pour filer plein Est, tandis qu’ils obliqueraient par la route du Sud. Rendez-vous à l’auberge de jeunesse à Golmud dans deux semaines. Pour eux, cela ferait 1100 km, 80 km par jour. Lui-même n’en aurait que 600 km, 40 km par jour, mais de route difficile et non balisée. Il s’en savait parfaitement capable et n’allait pas se laisser priver d’une telle aventure.
Le lendemain matin, comme Lin et Li s’apprêtaient à reprendre la route normale et n’auraient plus besoin de nourriture de camping, Feng trusta les douze rations de nourritures restantes ainsi que les six mini réchauds jetables. Puis après la dernière accolade, il franchit le pont de lianes au-dessus des masses d’eau bouillonnantes avant de disparaître entre les roches et broussailles, se livrant aux dangers de cette nature imprévisible…
Feng était désormais seul avec lui-même, dans l’euphorie risquée de l’ivresse des hauteurs. Allait-il s’en sortir ? On le saura—dès la semaine prochaine !
1 Commentaire
severy
26 mai 2019 à 14:00Que va devenir Feng? C’est clair comme de l’eau de roche. Il va crever ses pneus en roulant sur les cure-dents jetés négligemment par un yéti du coin, rencontre une dzo (femelle du yack), lui demande son sabot, l’épouse, devient papa d’un joli troupeau, passe le temps à pêcher le lynx et à chasser le saumon, se nourrit de papillons frits, construit une station météorologique et devient gourou des finances grâce à la précision de ses prévisions. Il rachète Huawei un an plus tard et meurt dans un accident d’avion, s’étant écrasé sur un des cure-dents de tout à l’heure et n’ayant pas pu garder le contrôle de son appareil, subissant en chute libre une force de 5G. Ses funérailles furent particulièrement lugubres, ses enfants pleurant comme des veaux. C’est élémentaire, voyons!