La nuit tombait… pas d’autre choix pour Yao Nanshan que de cogner à l’huis de cette bicoque chaulée dont fumait la cheminée. Une fermette charmante au premier coup d’œil, accrochée aux crêtes crénelées où s’effilochait la brume. Tarabiscotée, faite de bouts et de morceaux, elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à la maison de son enfance.
Il fut aussi séduit par le charmant sourire de l’hôte, Liu Lijuan, l’invitant à s’asseoir à la table de bois massif patiné par les décennies. Le thé qu’elle leur servit, à lui et son ami était d’une fraicheur réparatrice et délicieuse. C’était, expliqua Liu, le « premier thé », cueilli sous la pleine lune du Qingming (début avril).
La question du logis fut vite réglée. Liu céderait sa chambrette et se replierait en celle qui appartenait à sa fille. Pas question d’argent –elle était toujours heureuse d’avoir de la visite, et on ne faisait pas payer les amis.
À la lanterne, sous un ciel brillant d’étoiles, elle cuisina au wok des mets frugaux mais pleins d’arômes, qui lui remémoraient sa jeunesse. Tout en mangeant, Liu et Yao devisèrent. D’un ton simple et honnête, elle évoqua sa vie. Elle en avait vécu des vertes et des pas mûres, depuis son mariage il y a 30 ans. À 19 ans, elle fut unie par ses parents à un jeune voisin. De cette union naquit une enfant hélas de santé fragile, au point de ne pouvoir suivre l’école. Des tests coûteux à l’hôpital permirent d’identifier la source de l’anémie : une leucémie, dont les soins épuisèrent les ressources du couple.
Le pire était à venir. Trois ans après, le mari décéda d’un cancer du colon, laissant une veuve criblée de dettes. Presque tous les jours, les voisins se mirent à venir, d’un ton toujours moins amène, réclamer leur dû !
Aucun de ces malheurs pourtant, n’avait entamé le moral de Lijuan, qui plaisantait chaque fois que ses visiteurs admiraient son courage. Elle espérait, leur dit-elle, sortir de ce guignon en créant dans la grange attenante, une pension pour retenir les touristes de passage.
Yao fut frappé de compassion, et d’un peu plus encore… L’échange lui évoquait ses propres années à la dure, où il rêvait de s’en sortir en ouvrant un restaurant, pourvu qu’il trouve l’argent. Il voyait aussi l’énergie et l’humour, l’allant et la bonté de cette femme bravant le destin, toutes les qualités qu’il souhaitait chez une future compagne… Avant de repartir le lendemain, il laissa en remerciement, cachés dans la boite à thé, une petite liasse de billets de 100 yuans roses à l’effigie de Mao.
Trente jours après, en avril 2013, il requitta Séville pour Yunhe. C’était clair depuis la 1ère seconde, Liu était la femme de sa vie, celle auprès de qui il voulait passer ses vieux jours. Pas question de l’attirer en Espagne : cette existence se vivrait sur la montagne aux rizières, à ses côtés. Mais quand il se déclara, la vivacité du refus le peina : « pas question de t’associer à ma déveine. Même ta chance ne résisterait pas à mon destin négatif. Restons amis…pour ton bien ». Il insista, parlant de sa fortune faite. « Mais c’est pire, fit-elle, « on me prendrait pour une gourgandine, courant après toi pour ton argent…» C’était la rebuffade ! Mais Yao n’était pas homme à s’en accommoder : il patienterait, et le lui dit. De retour à Séville, il se hâta de réaliser sa succession devant notaire, partageant ses biens entre ses enfants. Chaque jour par téléphone portable, il lui contait les petits riens de sa vie andalouse, s’appliquant à la faire rire, et inlassablement s’enquérant de son humeur, de sa santé.
Quand ils le virent pris de cette passion amoureuse, à son âge (76 ans sonnés), ses enfants le crurent fou, de vouloir jeter aux orties ce confort, ces amis, ce fruit d’une vie d’efforts. Yao dut faire œuvre de patience : cette Chine qu’ils n’avaient jamais connue, était aussi la leur, et les racines du clan, la sève des rêves de Yao. Cette femme lui rendait son pays.
Liu prétendait toujours rester seule, et veuve. Mais elle changeait peu à peu. Les appels téléphonique de Yao, à l’évidence, étaient attendus. Une connivence s’installait.
En janvier 2015, elle décrocha en pleurs : elle venait d’être mise en demeure par un voisin qui avait racheté toutes ses dettes et s’apprêtait à faire saisir la grange. N’étant qu’une femme, sur cette montagne insensible à toute compassion, « sans nul pour me soutenir, je n’en peux plus », sanglotait-elle. « J’arrive, répliqua-t-il, raccrochant derechef. Et 48 heures après, il était là.
Alors enfin, elle l’accepta dans sa vie. L’année 2015, Yao la passa à dessiner l’auberge, la faire construire, avec des matériaux du pays de Cervantès, avec ses tuiles romaines, ses persiennes, sa terrasse panoramique. L’Hôtel de la terrasse ouvrit pour la fête nationale, affichant complet dès le premier jour. À la tête d’une escouade de 4 cuisiniers, Yao portait à présent la toque, jouant les maîtres-queue et gâte-sauces comme au bon vieux temps.
A l’Etat civil, Yao et Liu se sont mariés le 25 décembre dernier. Pour la fête bouddhiste, ils attendent un jour propice choisi par le maître de fengshui. Un jour surtout, où ses enfants puissent être présents pour partager leur « joie extrême sous la brise printanière » (chūn fēng dé yì, 春风得意)!
1 Commentaire
severy
14 janvier 2017 à 19:45Bravo! Enfin une histoire qui finit bien, ce qui tranche particulièrement avec le monotone brouet d’une actualité morose, pour ne pas dire franchement déprimante. On en redemande.