Le 5 mai, le 200 ème anniversaire de Karl Marx fut célébré, en Chine plus qu’ailleurs. Dès le 4 mai, au Grand Palais du Peuple, le Président Xi Jinping faisait de sa théorie son propre credo ultime : « aucun enseignement, martela-t-il, n’eut d’impact plus profond sur l’histoire humaine ». Embarquée dans une campagne de retour aux sources rouges, la CCTV programmait en heure de grande audience une série de 5 épisodes intitulée « Marx avait raison » (马克思是对的). Alternant plateaux et reportages, face à un parterre d’étudiants à la mine sérieuse, la série (cf photo) compte bien remettre dans l’air du temps celui qui est « le plus grand penseur des temps modernes » selon Xi.
Dans ce programme, les erreurs du socialisme russe sont gommées une à une même la chute de l’URSS. Jiang Hui, communiste bien en cour, absout le « socialisme scientifique » de toute responsabilité, et impute au contraire l’effondrement de l’URSS à la trahison de ce concept par un Gorbatchev velléitaire, ébloui par les chimères du capitalisme occidental.
Parallèlement, Jack Ma, PDG d’Alibaba, suggère que les fautes de l’économie planifiée sous Mao, n’étaient imputables qu’à l’absence à l’époque de données, des « big data », pour permettre aux planificateurs de prendre les bonnes décisions. Un tel avis a de quoi surprendre venant d’un homme qui passe d’ordinaire non pour un idéologue, mais pour un entrepreneur de talent. Avis opportuniste sans doute mais qui se comprend, avec la pression toujours plus forte que l’Etat exerce sur les groupes privés de l’internet, selon le principe décrié par les milieux affaires : « l’Etat avance et le privé recule » ( 国进民退, guójìn míntuì ). En effet, le régime privilégie ces groupes de l’internet : via les banques et la bourse, il leur assure une très large priorité d’accès au crédit. Mais en échange, il attend d’eux une obédience aveugle, il leur prescrit des règles, ainsi que des missions : chacun reçoit un quasi-monopole d’un nouveau marché à développer.
Ainsi, Tencent et Alibaba déploient leurs systèmes de notation morale des clients, préludes au « crédit social » que l’Etat veut avoir mis en place d’ici 2020. Alibaba travaille sur le design urbanistique des futures villes intelligentes (« smart cities »), Tencent se lance dans le diagnostic médical et Baidu investit dans la voiture autonome…
En avril, Xi Jinping affirmait que les sciences de l’internet sont « le terrain le plus dynamique et prometteur de l’intégration civile-militaire ». Tencent déclarait ensuite sur son site (puis effacé) que ses services en nuage (cloud) « assistent le Parti dans son travail de standardisation et de régulation de sa construction intérieure ». De son côté, Alibaba aide la police dans la gestion du trafic urbain. Son rival JD.com assiste l’armée en matière logistique et de fournitures aux armées. WeChat et Alipay sont sur le point de permettre le remplacement de la carte d’identité par leurs applis et comptes-clients sur les smartphones…
Autant d’exemples de coopérations étroites entre l’Etat et ces groupes. Ils en bénéficient énormément, créant des marchés nouveaux dont ils sont les maîtres, mais il leur manque un droit essentiel, pour disposer d’une bonne gouvernance sur le long terme : le droit de dire non, comme peuvent le faire les firmes en Occident, par le biais des tribunaux.
Certaines entreprises sont d’ailleurs punies pour indiscipline, tel Bytedance, fournisseur de contenus en vogue parmi la jeunesse, contraint en avril de fermer son site de blogs humoristiques et d’expurger ses autres applis de contenus jugés « vulgaires ».
D’autres compagnies hors de l’internet, ne sont pas épargnées : CEFC, groupe pétrolier privé dont le PDG Ye Jianming a « disparu » en mars, voit cassé son contrat signé il y a 12 mois, de reprise de 20% de Rosneft (Russie) pour 9 milliards de $.
Cette main lourde du régime est-elle bonne pour l’économie ? Force est d’admettre que la Chine présente un bilan enviable, une croissance annuelle autour de 6,5%. Mais la croisade de « renationalisation » a son prix : les consortia qui se targuaient d’une croissance de 6% en 2005, n’en font plus que 4,7% en 2017, et N. Lardy (du Petersen Institute for International Economics) estime à 2% la croissance perdue en détournant des ressources qui hier allaient au privé, vers le secteur public.
Le véritable souci attendu par les économistes, sera sur le long terme, si cette gouvernance se poursuit : c’est ce que Xi Jinping appelle la « réforme du marché de l’offre », au détriment de la loi de l’offre et la demande. Pour Tai Ming Cheung, professeur à l’Université de San Diego, « laisser l’Etat choisir les vainqueurs et les perdants, n’est pas soutenable à long terme ». Par exemple, le régime investit à fonds perdus dans les semiconducteurs, sans parvenir à la qualité et la profitabilité internationale. Quant au programme « made in China 2025 », qui vise à imposer à la planète le rattrapage technologique de la Chine en tous secteurs, il est le point de clivage avec les Etats-Unis, cause première de la guerre commerciale qui gronde.
Un dernier élément un peu négligé dans cette affaire, est le client. Dans la bataille chinoise des derniers mois contre les « fake news » (qui se confondent en Chine avec toute pensée déviante), WeChat, et son milliard d’utilisateurs, admet avoir gommé jusqu’à présent 500 millions de publications, soit en moyenne une suppression pour deux clients. Le rapport public dont est issu ce chiffre, cite un sondage où 53% des usagers « redoutent des fuites de leurs données ». Li Shufu, PDG du groupe automobile Geely, dénonce même publiquement le piratage de ses propres données sur son compte WeChat. Ceci pose ouvertement la question de la confiance entre public, consortia et l’Etat. Mais sans confiance, comment encourager l’initiative privée, et l’innovation ?
1 Commentaire
severy
31 mai 2018 à 13:58Excellent article. A force de se surveiller, on en arrive à ne plus voir que sa nuque.