A Shangrao (Jiangxi), Pan Tufeng, 38 ans, et son épouse Yuan Dan 40 ans, issus de familles paysannes aisées, ont choisi un métier en lien avec leur passion : la vente de miel, qui les force – douce contrainte – à arpenter la Chine, par monts et par vaux, en quête d’abeilles et de leur suc.
Peu à peu, la passion de la marche à pied prit chez eux le pas sur le métier. Ils réalisèrent que le miel sauvage, produit tendance, se vendait bien plus cher que celui d’élevage. Une fois le miel centrifugé et mis en jarres, la cire et la propolis fondues en lingots et la gelée royale protégée en chambre froide, rien ne les retenait à Shangrao ! Auparavant, ils tenaient en famille un magasin, mais étaient passés au virtuel il y a quelques années déjà, avec une boutique en ligne. La publicité, les commandes se faisaient auprès d’une clientèle d’aficionados. Et durant leurs expéditions aux confins du Yunnan et du Guangxi, leurs parents étaient là pour poster les colis.
De novembre à avril, saison morte – où les abeilles cessent de butiner et se mettent en hibernation – ils repartaient en gamberges transrégionales, par pur plaisir cette fois, sans l’excuse de quête de miel. En 2012, ils commencèrent à emmener Ping Ping, leur fils de trois ans. En deux ans, tous les trois, ils gravirent et descendirent des milliers de kilomètres de côtes et de pentes du Guangdong, du Shandong, et des provinces frontalières du Laos et du Vietnam. En 2014, quand Ping Ping eut l’âge de rentrer à l’école, Yuan Dan fit une pause pour le soutenir en cette étape cruciale de sa vie.
Puis au printemps 2015, ils reprirent leurs bonnes habitudes—cette fois avec Wen Wen, leur nouveau-née que Pan était anxieux de prendre en main afin de lui révéler toutes ces merveilles de la nature hors du faux semblant de la ville. Selon lui, cela l’endurcirait et lui permettrait d’apprendre à mieux apprécier ce qu’elle aurait dans la vie, et de ne rien prendre pour acquis. A peine eut-elle 15 mois qu’ils partirent pour le Yunnan, en mission de collecte de miel d’altitude, aux essences rares, miel de pin ou des montagnes.
Au début, la petite ne portait rien – c’étaient eux qui la prenaient sur les épaules au bout de quelques kilomètres. Une fois adaptée, elle reçut son petit sac à dos avec son rechange. Au début, quand venaient les ampoules, elle pleurait et parfois s’asseyait sur la piste, refusant de faire un pas de plus. Mais alors ses parents, une fois vidé leur sac de persuasion, repartaient, faisant mine de la laisser sur place. Quand ils avaient disparu, elle n’avait d’autre option que de se relever et de courir pour les rattraper, ravalant ses larmes.
Au village, ils s’arrêtaient 3 jours au moins. La journée, ils repéraient les ruches suspendues aux branches des arbres ; ils les gaulaient, puis trouvaient refuge sous un filet pour éviter les attaques de l’essaim—mais impossible d’éviter quelques piqûres, prix à payer pour pouvoir serrer dans un sac étanche leur précieux butin de rayons de miel. Même piquée, Wen Wen ne pleurait jamais, à ces instants critiques : elle sentait la responsabilité sur ses épaules, de ne pas attirer le danger pour tous.
Le soir, ils vivaient de l’hospitalité locale, écoutant les paysans se raconter dans leur sabir inintelligible, mangeant à la fortune du pot, dormant dans leurs maisons de bois sur pilotis, au dessus du bétail. Souvent, traquant les ruches sauvages sur des sentes perdues, ils dormaient sous la tente, buvaient l’eau des torrents et dînaient de crosses de fougères ou de champignons qu’ils cueillaient et préparaient au coin du feu. La petite couvait d’un regard émerveillé ces travaux des parents, grands sorciers aux pouvoirs magiques.
De la sorte à 4 ans révolus, Wen Wen a arpenté une douzaine de provinces, avec son sac et son petit bâton de marche. En ce moment-même, elle crapahute au Sichuan sur la route du Tibet – 2 000km qu’ils avaleront en trois mois à travers ces chemins parsemés de falaises et ravines, fourmillant de gibier—et de ruches. Un petit peu envieux, Ping Ping, l’aîné, est resté à la ville, emmené à l’école chaque matin par les grands-parents. Tous les trois lui téléphonent chaque jour.
A force, ce style de vie si atypique a attiré l’attention des media : avec ses voyages et sa « plus jeune marcheuse de la République Populaire », cette famille hors norme tutoie familièrement bien des jugements de valeur conformistes du pays. Mandarin à l’hôpital provincial, spécialiste des « traumatismes sportifs », le docteur Li Hongbo émet ce pontifiant verdict : ces 5 heures de marche quotidienne risquent d’entraver la croissance osseuse de Wen Wen. Les parents répliquent en montrant leur fillette, éclatante de santé. L’absence d’école maternelle serait aussi mauvaise pour son mental, la privant du contact avec des enfants de son âge. Mais Yuan répond que la petite ira à l’école primaire en 2018, et que Ping Ping, après 3 ans de marche, rapporte à la maison des notes pas moindres que ceux ayant suivi le cursus normal.
Enfin le principal reproche est celui que l’on ne dit pas : priver Wen Wen d’école maternelle, c’est aussi l’isoler du creuset des valeurs du régime, du socialisme, du patriotisme. Mais à cela, les parents ont une réponse fière : la plus belle valeur est le libre-arbitre, qui s’apprend à l’école du vent, des arbres et des monts.
28% des internautes sondés sont entièrement d’accord avec Pan et Yuan. Ils les soutiennent et refusent de voir en eux des « parents-tigres » (ultra-autoritaires et portés sur le châtiment), et ils rêvent de les suivre dans cette vie si libre. Un internaute résume leur pensée, en conclusion, par ce proverbe vieux de 1000 ans : « lire 10 000 livres et marcher 10 000 li » (读万卷书, 行万里路, dú wàn juǎn shū, xíng wàn lǐ lù ) !
Cet article a été publié pour la première fois le 8 juillet 2016 dans le Vent de la Chine – Numéro 25-26 (2016)
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