Société : Les sourdes lamentations

Lors de sa visite à Wuhan le 10 mars, le Président Xi Jinping enjoignait les autorités à « comprendre et tolérer les frustrations du peuple ».

Justement, mères, fils, pères, filles, frères, sœurs… ils sont nombreux à en avoir gros sur le cœur. « Si seulement, nous avions été avertis plus tôt », se lamente Hu, qui a perdu sa mère le 8 février. Depuis, il a décidé de poursuivre en justice le gouvernement municipal pour avoir dissimulé la gravité du virus. « Je veux une explication, que les responsables soient punis pour nous avoir caché la sévérité de la situation », écrit Tan Jun, un fonctionnaire de Yichang, ville voisine, lui-même contaminé par le virus. Une autre femme ayant porté plainte contre son hôpital ne décolère pas : « Il ne suffit pas de limoger un cadre et d’en replacer un autre, ce n’est pas ce que j’appelle prendre ses responsabilités. Les petites gens comme nous ont un accès limité à l’information, et nous sommes dépendants de ce que nous dit le gouvernement ».

Même si porter plainte reste essentiellement symbolique puisque ces procédures ont très peu de chances d’aboutir, c’est leur manière d’exprimer leur mécontentement. « C’est aussi un moyen de documenter l’histoire, raconter la vérité, et ne pas laisser le gouvernement seul raconter sa version des faits », explique Yan Zhanqing, fondateur de l’ONG Funeng.

Sur internet, une mère ayant perdu sa fille du Covid-19 se demandait si cette tragédie aurait pu être évitée. Au lieu de susciter la compassion de ces concitoyens, elle fut attaquée « comme l’écrivaine Fang Fang » par des « gardes rouges virtuels » : « tu ne représentes qu’1 pour cent de ceux qui sont morts, tu ne peux pas représenter la ville de Wuhan tout entière. Ne trouble pas les 99% de ceux qui profitent de la vie ».

C’est ainsi qu’ils sont des centaines de milliers à trouver refuge sur un « mur virtuel des lamentations » : le compte Weibo du docteur Li Wenliang, « lanceur d’alerte » de 34 ans, dont le décès le 6 février avait déclenché une vague de revendications pour plus de liberté d’expression. « J’ai entendu que c’est le seul endroit sur le web où l’on peut écrire ce que l’on veut, donc me voilà », explique un internaute. Chacun y partage sa solitude (« je n’ai personne à qui parler sauf toi »), ses joies (« de voir le confinement prendre fin »), sa détresse (« je déprime, je stresse »), ses échecs (« je vais divorcer »), ses déceptions (« de voir certaines primes retirées au personnel soignant »), ses préoccupations (« je ne peux plus payer mon loyer, il faut absolument que je retrouve un emploi »)… Certains lui posent des questions, même s’ils savent bien qu’elles resteront éternellement en suspens : « pourquoi nos messages à propos des urnes de nos familles ont été effacés » ? Leur plus grande crainte serait de voir ce minuscule espace de liberté à son tour supprimé…

Six semaines après le décès du Dr Li Wenliang, les autorités locales présentaient des excuses et offraient une compensation à sa famille, tandis que deux policiers étaient sanctionnés – ce qui était loin d’être suffisant pour les internautes… Alors, le gouvernement l’érigeait au rang de martyr de la nation le 2 avril, et lui décernera la médaille de la jeunesse le 4 mai à titre posthume. En couvrant Li Wenliang d’honneurs, le pouvoir se réapproprie ce héros, espérant ainsi éviter qu’il ne devienne une figure de la contestation. « Il était un des nôtres [membre du Parti], concluait l’enquête sur sa réprimande, et sûrement pas un dissident ». Cependant, si les internautes trouvent son mur Weibo si réconfortant, c’est justement parce qu’ils s’identifient à ce citoyen ordinaire lésé par les autorités

Et l’histoire se répète : mi-avril, Yu Xiangdong, chef de service de l’hôpital Central de Wuhan (où travaillait Li) était relevé de ses fonctions après avoir publié des commentaires ironiques sur son Weibo à propos de la politique de port des masques, de certains traitements recommandés par Zhong Nanshan ou de la médecine traditionnelle chinoise. Les internautes s’insurgèrent contre cette sanction : « il est essentiel pour un médecin de questionner, débattre, discuter. Si les gens sont seulement autorisés à s’exprimer lorsqu’ils sont sûrs de ce qu’ils avancent à 100%, alors personne ne voudra plus prendre le risque de partager son opinion. Lorsque la société entière devient silencieuse, de choses terribles peuvent arriver », pouvait-on lire en commentaires. C’était également la conclusion du Dr Li Wenliang sur son lit de mort.

Une autre affaire fit grand bruit, attirant plus de 310 millions de vues sur Weibo : le 17 avril, une certaine Zeng Chunzhi, 45 ans et originaire de Yingcheng, ville de 600 000 habitants à 1h de Wuhan, était inculpée pour « incitation à la subversion contre le pouvoir d’Etat ». En effet, durant le confinement, Mme Zeng aurait organisé deux manifestations le 12 et 25 mars rassemblant 100 voisins contre la hausse des prix des produits alimentaires, imposée par le management de sa communauté. Selon le communiqué, elle aurait manipulé ses voisins pour appeler à la démission des gérants, car elle espérait ne pas payer ses frais de copropriété. Sauf qu’au lieu de lancer une enquête sur l’incident (les membres du comité monopolisaient effectivement les vivres et les distribuaient au plus offrant), les autorités se dépêchèrent d’accuser Zeng, « au casier déjà chargé ». Les médias étaient alors pointés du doigt pour avoir délibérément dépeint cette femme comme un ennemi du peuple. « Par le passé, l’accusation de subversion était réservée aux avocats des droits de l’Homme ou aux intellectuels, mais aujourd’hui, cela concerne aussi une simple citoyenne qui dénonce les mauvaises pratiques de sa résidence ».

On le voit, la misère et la détresse provoquées par le Covid-19 n’ont pas nécessairement suscité plus d’empathie ou de tolérance. Au contraire, toute plainte ou critique à l’encontre des autorités est perçue comme une attaque contre la Chine par certains internautes, patriotes de l’extrême. Une situation heureusement virtuelle, mais rappelant la révolte des Boxers ou la révolution culturelle à l’animateur TV Cui Yongyuan et à Fang Fang. Par contre, la haine engendrée de l’autre, concitoyen comme étranger, est, elle, bien réelle.

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