Pour la Banque Centrale chinoise, l’épidémie de Covid-19 a fourni un nouvel incitatif à accélérer le lancement de son « yuan digital », l’argent liquide étant boudé pour des questions d’hygiène. Ce projet ne date pas d’hier : l’institution travaille au lancement de sa propre monnaie digitale depuis 2014. Mais l’annonce en juin 2019 de la sortie de la devise virtuelle de Facebook, nommée Libra, a été un électrochoc pour toutes les Banques Centrales à travers le monde, dont 80% travaillent au lancement d’une monnaie digitale, mais seulement 10% ont lancé des projets pilotes. En effet, il est fondamental pour elles de garder une longueur d’avance en matière de technologies des paiements. Pas question donc de rester impassible face à l’émergence d’une nouvelle monnaie digitale hors du contrôle des Etats, présentant un risque majeur pour la stabilité financière.
Dès lors, la Banque Centrale chinoise a mis les bouchées doubles depuis un lieu tenu secret, loin de son siège dans le centre de Pékin. C’est aussi en toute discrétion qu’elle débutait les premiers essais de son DCEP (« Digital Currency/Electronic Payment »), révélés par des captures d’écran échangées sur les réseaux sociaux mi-avril.
Comme à son habitude, la Chine teste au niveau local avant d’étendre le concept au niveau national. Shenzhen, la « Silicon Valley » chinoise, Chengdu, Suzhou et Xiong’an auront l’honneur d’essayer le e-yuan par l’intermédiaire des « quatre sœurs », les banques ICBC, China Construction Bank, Agricultural Bank of China, et la Bank of China, auxquelles seront conviés les trois opérateurs télécoms, China Telecom, China Mobile, et China Unicom – une affaire d’Etat en somme. Les géants de l’internet seront aussi de la partie (Tencent, Alibaba, Baidu) ainsi que le champion des télécoms Huawei. L’expérimentation ira même plus loin à Xiong’an, ville nouvelle au sud de Pékin, où quelques chaînes américaines sont également invitées à participer telles Starbucks, Subway et McDonald’s, ainsi que 19 commerces locaux (hôtels, épiceries, restaurant de pains vapeurs, librairie et salle de gym).
Les citoyens de confiance seront les premiers à pouvoir l’expérimenter : à Suzhou, il a été demandé aux fonctionnaires d’installer l’application pour recevoir la moitié de leurs allocations au transport en e-yuans, tandis que les membres du Parti pourront s’en servir pour payer leur cotisation. Un communiqué mentionnait également une utilisation lors des Jeux Olympiques d’hiver en 2022 sur les sites de Pékin et de Zhangjiakou, laissant penser qu’il sera officiellement lancé d’ici la fin de l’année. Selon Xu Yuan, chercheur au centre de finance digitale de l’université Beida, le lancement du DCEP chinois sera l’un des deux évènements historiques de 2020 (avec la pandémie). Dans les années à venir, le yuan digital pourrait atteindre le trillion de RMB (140 milliards de $), ce qui reviendrait à digitaliser un huitième de l’argent chinois (M0). En comparaison, les autres crypto-monnaies, comme le Bitcoin ou l’Ethereum, cumulent 200 milliards de $.
Le portefeuille des Chinois s’est déjà largement digitalisé ces dernières années, un marché sur lequel règnent Alipay et WeChat Pay. Le Bitcoin avait également connu de belles années en Chine, avant son interdiction en septembre 2017. En 2019, les paiements mobiles ont encore augmenté de 25%, pour atteindre un volume de transactions de 347 trillions de yuans. 80% des utilisateurs de smartphones utilisent déjà les paiements mobiles, mais le lancement du DCEP devrait encore accélérer la digitalisation en Chine, particulièrement auprès des 250 millions qui ne possèdent pas de compte en banque. En effet, il sera possible d’utiliser ces yuans virtuels en s’enregistrant uniquement avec un numéro de téléphone. Pour débloquer des plafonds plus élevés, une pièce d’identité et un compte bancaire seront nécessaires.
Pour satisfaire l’appétit chinois pour la nouveauté, l’application, qui ressemble pour l’instant comme deux gouttes d’eau à WeChat Pay, propose une fonction « touch & touch » permettant à deux utilisateurs de simplement toucher leurs portables pour s’envoyer de l’argent, avec ou sans internet, grâce à la technologie de communication en champ proche (NFC).
Le DCEP sera également capable d’effectuer 300 000 transactions par seconde. Il sera donc beaucoup plus rapide que les méthodes traditionnelles de paiement ou les autres crypto-devises, et pourra faire face sans difficulté à des pics de transactions, comme lors de la fête des célibataires le 11 novembre (256 000 transactions par seconde en 2019).
Par contre, stocker des e-yuans ne générera pas d’intérêts, et il ne sera pas possible de les « miner » comme des bitcoins.
Si l’expérimentation est un succès, le DCEP pourrait bien menacer la dominance d’Alipay et de WeChat en paiement mobile, présentant l’avantage d’être plus sûr, grâce à une encryption à la source et une meilleure traçabilité. Toutefois, l’arrivée du e-yuan ne devrait pas trop impacter financièrement les deux géants de l’internet puisque les commissions sur les paiements mobiles ne représentent de toute façon qu’une faible partie de leurs revenus. C’est donc l’expérience client qui fera toute la différence entre les solutions de paiements. Mais dans l’ensemble, un meilleur engagement digital des utilisateurs devrait bénéficier aux écosystèmes d’Alibaba et Tencent.
Quid des banques ? Les commissions sur les transactions bancaires représentent en moyenne moins de 20% de leurs revenus (contre 80% provenant des prêts), donc la baisse de l’utilisation des cartes bancaires et des applications de paiement mobile devrait faire baisser une partie de ces revenus. Toutefois, les grosses transactions passeront toujours par les banques, l’impact du DCEP sur le secteur devrait donc être limité à court terme.
Sans surprise, la Banque Centrale restera l’émettrice du e-yuan dont elle assurera la supervision auprès des banques commerciales et institutions financières qui, en retour, se chargeront de la distribution au public. Le DCEP présente à la fois les avantages des crypto-devises (faibles coûts d’émissions et de stockage), et des monnaies traditionnelles (valeur faciale stable). L’Etat chinois gardera donc fermement la main sur ce « bityuan », tandis que les données liées aux transactions financières lui reviendront, lui permettant ainsi de lutter plus efficacement contre la fraude et le blanchiment d’argent. Adieu donc aux doux rêves d’une devise virtuelle décentralisée et complètement anonyme, comme le bitcoin. Des mots d’un professionnel du secteur bancaire, « la technologie apportera des ouvertures, mais pas de révolution ».
Outre ses aspects domestiques, l’autre enjeu pour ce e-yuan sera de promouvoir l’internationalisation du RMB, notamment par le biais de ses routes de la soie (BRI). En effet, le e-renminbi devrait en théorie permettre d’effectuer des paiements transfrontaliers sans passer par les banques qui facturent ces transactions et nécessitent plus de temps, contournant ainsi le système bancaire occidental (SWIFT…). Cependant, les autorités chinoises ne semblent pas prêtes à céder d’un pouce sur leur contrôle des changes. C’est pourquoi, malgré les bonnes intentions affichées, le yuan ne représente que moins de 3% des paiements internationaux. Sauf que pour internationaliser une monnaie, il faut accepter de perdre le contrôle de sa circulation hors de son territoire. Manifestement, ce n’est pas une concession que la Chine est encore prête à faire, e-yuan ou pas.
Sommaire N° 17 (2020)