Lorsque le multimilliardaire Elon Musk rachète la plateforme Twitter pour la coquette somme de 44 milliards de $, l’affaire apparaît purement américano-américaine. Elle pourrait néanmoins avoir des implications jusqu’en Chine. En effet, l’Empire du Milieu est le deuxième plus gros marché après les États-Unis pour le leader des voitures électriques Tesla, également propriété d’Elon Musk. Ouvert depuis 2019, sa « gigafactory » shanghaienne a produit la moitié des véhicules Tesla vendus à travers le monde l’an dernier.
Cette dépendance de Tesla au marché chinois aura-t-elle une influence sur les futures décisions d’Elon Musk concernant ce qui est posté sur Twitter ? En rachetant le réseau social, Elon Musk n’offre-t-il pas un moyen de pression au gouvernement chinois pour l’obliger à censurer le réseau social ou du moins, à se montrer moins regardant sur la propagande et les manœuvres de désinformation chinoises sur la plateforme ? Autant de questions qui agitent les observateurs étrangers.
Interrogé à ce sujet lors de la conférence de presse du ministère chinois des Affaires étrangères le 25 avril, le porte-parole Wang Wenbin, a assuré qu’il s’agissait de « spéculations infondées ». Ce ne serait pourtant pas la première fois que des entreprises étrangères sont victimes de pression de la part de Pékin, pour inciter leurs gouvernements respectifs à fléchir sur certains sujets. Certaines entreprises sud-coréennes, japonaises, voire françaises, en savent quelque chose…
Certes, Elon Musk a promis d’assouplir les règles de modération sur Twitter au nom de la défense de la liberté d’expression, sans laquelle il ne pourrait se permettre de critiquer la tutelle boursière américaine (SEC) ou encore de se moquer du Président Biden comme il le fait.
Néanmoins, lorsqu’il s’agit de la Chine, le milliardaire est beaucoup moins loquace. Lorsque les autorités shanghaiennes ont contraint son usine à la fermeture au nom de la stratégie « zéro Covid », le fondateur de Tesla est resté silencieux, se contentant d’encourager ses équipes locales lors de la reprise de la production. En 2020, il avait pourtant qualifié les confinements imposés par les autorités américaines de « fascistes » et de « violations des droits humains ».
D’après Jeff Bezos, rival d’Elon Musk dans bien des domaines, ce rachat augure davantage de complications pour Tesla en Chine que d’une censure accrue sur Twitter. Cependant, le patron d’Amazon juge Elon Musk « extrêmement doué pour naviguer dans ce genre de complexité ». Preuve en est, le déploiement de son ambitieux programme satellitaire Starlink, qui déplait fortement au gouvernement chinois, n’a pas encore eu d’effet sur les ventes de Tesla en Chine.
Mais quel est donc le secret d’Elon Musk ? Il tient à une formule très simple : Pékin compte sur le constructeur américain pour encourager le développement du marché chinois des véhicules électriques et tirer vers le haut les concurrents chinois. Tant que le gouvernement chinois aura besoin de Tesla, Elon Musk aura les arguments nécessaires pour se permettre de résister à d’éventuelles pressions. Mais le jour où ce ne sera plus le cas, le rapport de force devrait changer du tout au tout…
La véritable question est plutôt la suivante : le pouvoir chinois tient-il vraiment à forcer Musk à amender les règles de Twitter ? Sous bien des aspects, Pékin obtient déjà ce qu’il veut de la plateforme. Quand bien même Twitter est censuré depuis 2009 en Chine, le réseau social est devenu un outil stratégique pour l’État chinois dans la guerre de l’information. Ces dernières années, les diplomates et médias officiels se sont emparés de la plateforme tandis que des centaines de milliers de comptes « robots » ont été créés afin d’amplifier leurs messages. En guise de riposte, Twitter (bientôt suivi par Facebook et YouTube) a supprimé 174 000 de ces faux comptes en 2020 et s’est mis à signaler comme tels les émissaires chinois et journalistes affiliés aux médias officiels actifs sur la plateforme.
Malgré cela, le simple fait que la population chinoise ne puisse accéder aux médias et aux réseaux sociaux étrangers, mais que les médias chinois contrôlés par l’État puissent se servir des plateformes étrangères comme caisses de résonance confère un avantage évident au gouvernement chinois dans sa quête de « soft-power ». Jusqu’à présent négligée, cette asymétrie de l’information commence seulement à poser question en Occident, les États-Unis en tête.
NB : Alors que la question de la protection de la liberté d’expression fait débat aux Etats-Unis, les plateformes internet chinoises ont été priées par l’administration nationale du cyberespace (CAC) de lutter activement contre la désinformation et les « fake news » en lien avec les sujets d’actualité, notamment la guerre en Ukraine ou la situation sanitaire à Shanghai.
C’est la raison pour laquelle Weibo (l’équivalent chinois de Twitter), Douyin, Toutiao, Zhihu, Kuaishou, Xiaohongshu se sont mises à afficher la localisation de l’adresse IP de leurs utilisateurs sur leurs profils, de manière à éviter que « des internautes se fassent passer pour des locaux et propagent de fausses rumeurs ». Cette décision, qui nuit à l’anonymat des utilisateurs, a été tournée en dérision par certains internautes qui craignent qu’elle favorise la discrimination géographique, l’auto-censure et les chasses à l’homme sur la toile. Cette fonction, qui ne peut être désactivée, a également exposé l’hypocrisie de certains utilisateurs alimentant des comptes nationalistes qui vivent en fait à l’étranger…
Sommaire N° 17-18 (2022)