Dès l’âge de six ans, à Yinshan (Jiangxi), la petite Xiao Jia peignait du matin au soir, manifestant dans cet art un talent supérieur à la moyenne. Les gens qu’elle croquait, ses parents et camarades de classe apparaissaient bien proportionnés. Ombres et bleus pâles avaient sa prédilection, donnant à ses œuvrettes un ton mystérieux et reposant, d’une maturité très au dessus de son âge. Bonne élève, à 10 ans, Xiao Jia convainquit ses parents de lui offrir des cours particuliers en peinture et sculpture, le week-end : elle visait déjà l’Académie centrale des Beaux Arts, à Pékin, le rêve de tout artiste en herbe.
Mais quatre ans plus tard, en 2002 à 14 ans, alors qu’elle s’initiait aux noirs stratifiés, transparents du grand maître Soulage, elle avait vu apparaître dans ses globes oculaires des inquiétants voiles, des brumes, accompagnés d’insupportables névralgies sous les rayons du soleil. À l’issue d’une journée entière d’examens au meilleur hôpital ophtalmologique de Changsha, la capitale provinciale, le professeur l’avait prise doucement par les deux bras, clairement ému, pour lui dévoiler le désastreux diagnostic : elle souffrait d’une dégénérescence rétinienne, incurable. Sous deux ans, elle serait aveugle – rien n’y pourrait rien changer. Elle pouvait dire adieu à sa carrière d’artiste, et se préparer du mieux qu’elle pourrait à la nuit permanente du reste de sa vie.
L’adolescente, cependant, était une battante. Sans penser à se plaindre, elle convoqua dans l’instant toute son énergie pour faire face à l’ennemi. Elle recensa ses moyens. L’épreuve allait la renforcer : elle le sentait, et les chemins sombres et tortueux, incertains qui s’ouvraient à elle, allaient lui enseigner les vraies raisons de vivre, bien plus qu’à tous ses camarades qui n’avaient même pas idée de leur chance d’avoir de bons yeux, et la vie si facile. Certes, les premiers mois en cachette, elle pleura l’injustice du ciel, sa carrière tuée dans l’œuf, la peur de l’avenir, son « cœur tendre qui craint le néant vaste et noir ». Mais en même temps, exploitant ses dernières lueurs visuelles, elle se préparait à un métier, décidée à ne dépendre pour son entretien que d’elle-même, tant pour n’être pas une charge pour ses parents, que pour trouver dans un emploi une fonction sociale, des clients, amis et qui sait, de l’amour, peut-être !
Comme tant d’autres parmi les 12 millions mal-voyants du pays, elle apprit le braille, puis rejoignit un de ces salons de massage tenus par les aveugles, qui font partie inhérente du décor urbain chinois. Partageant la vie de ces compagnons d’infortune, elle massait toute la journée, acquérant ainsi des muscles de fer, luttant contre la fatigue. Une fois le dernier client parti, ils se réunissaient pour avaler leur bol de riz et de légumes. L’un ou l’autre blaguait parfois, mimant le tic d’une vieille cliente. Parfois des flirts s’ébauchaient, amours fugaces et secrètes, entre ces êtres. Bientôt tous s’effondraient, rompus de fatigue, pour un sommeil réparateur à même les tables de massage.
Xiao Jia y passa sept ans. Bientôt, elle s’ennuya, cherchant à s’envoler plus loin. En 2012 pour ses 24 ans, son père lui en offrit l’occasion, sous la forme d’un ordinateur avec clavier et écran-tablette en braille. Elle eut dès lors accès au monde étrange et immatériel de l’internet, et toutes ses grottes et chapelles pour initiés – les innombrables initiatives en faveur des handicapés. Enthousiaste, elle se mit directement à taper un nombre d’articles sur ses conditions de vie, qu’elle adressa à YouRen, ONG pékinoise. Ses textes vivants, bien écrits eurent le bonheur de plaire à la rédactrice en chef qui la publia, la félicita, et quelques mois plus tard en 2013, lui offrit à Pékin un emploi de sténographe. C’était la gloire, la ville-lumière : même pour une mal-voyante, l’espoir renaissait !
Une fois intégrée dans le réseau des circuits associatifs, Xiao Jia se retrouva dès 2014 en charge de projets de promotion des femmes handicapées. Un jour, devant passer à la télévision pour récolter des fonds, elle passa par le studio de maquillage. Tout en la préparant, l’esthéticienne remarqua à voix haute combien elle était jolie, une vraie star, « à faire chavirer les poissons et tomber les oiseaux » (沉鱼落雁, chén yú luò yàn). Xiao Jia était si peu préparée à ce genre de compliment, qu’elle se cabra, comme sous l’effet d’une gifle—cela ne pouvait pas être pour elle, qui depuis toujours croyait son handicap une tare et un châtiment des Dieux, mérité pour quelque faute commise lors d’une vie antérieure.
Mais en souriant, la maquilleuse promena sa main sur son front, ses tempes et ses pommettes, les enfonçant pour lui faire faire connaissance avec sa plastique. Elle lui décrivit la régularité des traits, la souplesse de la peau sans défauts : elle était parfaite ! Et une fois en place le fond de teint, le mascara et le rouge aux lèvres, il n’y en aurait pas une femme plus belle sur le plateau… De fait, après l’émission, des fonds-records affluèrent pour son projet, faisant sauter la caisse.
De l’aventure, Xiao retenait deux choses. Contrairement à l’idée reçue, aveugle n’était pas synonyme de monstre. Elle reprenait confiance en sa capacité à plaire. Et en tout bien tout honneur, son charme pouvait être renforcé par la technique, l’art de la cosmétique.
Pour l’heure, elle n’allait pas plus loin. Mais à la manière d’un bon grain, ces deux pensées allaient prendre racine en son âme, la faire mûrir en élargissant ses perspectives !
1 Commentaire
severy
20 avril 2019 à 17:13Ce qu’elle va devenir? C’est tout vu.
Testeuse de produits de maquillage d’occasion, croqueuse de diamants, professeur de tango en boîte de carton, goûteuse de tubes de rouge à lèvres, inspectrice de champs d’opérations post-épilatoires, décoratrice d’intérieur d’oeufs d’autruches, balayeuse d’illusions, inspiratrice d’empoussiérage télévisuel, commentatrice d’orages matrimoniaux, traductrice de tablettes en cunéiforme, prestidigitatrice de bas-fonds de chapeaux… Les emplois ne manquent pas à ceux qui en ont la gueule.