Patron du 1er groupe de l’e-commerce en Chine Alibaba, Jack Ma en est certain : la distribution va se réinventer à travers le « O2O », Online to Offline. Aussi, il a lancé une formule commerciale inédite, sa chaine Hema (盒马) qui compte déjà 30 magasins, dont 15 à Shanghai et 5 à Pékin.
Chez Hema, le client peut remplir son panier avec 3000 produits référencés, qu’il peut compléter parmi 50.000 autres articles sur son smartphone. Ce client est ciblé : jeune célibataire ou juste marié, appartenant à la classe aisée. Le packaging des produits est repensé : bien présentés et en petits volumes, barquettes de 300 à 400gr d’assortiments de légumes pelés, des briques de lait de 750ml plutôt que d’un litre. Grand soin est mis sur l’information : pour chaque produit, un scan du code QR retrace l’origine, la valeur nutritionnelle et la date d’emballage, voire des conseils de préparation. On en est presque à la « blockchain » déjà annoncée, qui fournira des données retraçant la production et le parcours du produit. Une fois scanné, l’article tombe dans le panier virtuel. A la fin de ses courses, le client peut alors récupérer ses emplettes ou se les faire livrer – sans frais, en un rayon de trois km sous 30 min.
Le but du « jeu » est de convaincre le client que même sans se déplacer, il peut commander des produits de qualité. Aussi, Hema a pour seconde fonction celle d’entrepôt : de rayon en rayon, on peut voir les employés se presser à remplir des paniers de commandes, avant de les suspendre à un rail aérien avec filet de sécurité. Ils atterrissent au pôle chargement, où des livreurs les embarquent. Dès octobre 2017, Hema obtenait un taux de livraison de 50%, voire 70% pour les magasins existants depuis 12 à 24 mois. L’objectif est d’atteindre les 90%, ainsi qu’une intensité de ventes au m² décuplée par rapport au supermarché classique. Avant Hema, le record chinois était détenu par Mc Donald’s, avec 30% de hamburgers livrés pour 70% dévorés sur place.
Chez Hema, le cash est banni. La caissière fait office d’hôtesse pour aider le client à télécharger l’appli cation mobile Hema ou payer par Alipay. Pour convaincre les hésitants, des e-bons de réductions sont offerts.
Cela ne se voit pas, mais toute commande passée chez Hema engrange sur le client une masse de données, qui s’ajoutent à celles déjà collectées par les autres services en ligne d’Alibaba (Alipay, Aliyun, Ant Financial…) Les caméras à reconnaissance faciale complètent le profil, et/ou assurent le paiement sécurisé… Un profil individuel en ressort, détaillant fréquence d’achat, préférences alimentaires, âge, santé… La base de données peut ensuite détecter des groupes aux besoins évolutifs, et identifier des produits ou services, voire l’angle psychologique pour les proposer.
Le rival d’Alibaba, JD.com (soutenu par Tencent qui a racheté 15% des parts en 2014) a lancé à Pékin en janvier son premier espace de concept similaire, 7Fresh. Sous 3 à 5 ans, JD.com veut en ouvrir 1000 à travers le pays. Comme Hema, 7Fresh met l’accent sur le frais, avec son immense et avenant rayon poissonnerie aux morues de l’Atlantique, crabes d’Alaska ou de Russie, homards de Boston ! On peut les faire cuisiner sur place, et les consommer dans l’espace restauration. Dans les deux cas, c’est la formule choisie pour faire disparaître une vieille appréhension alimentaire chez le consommateur chinois, qui veut qu’on n’achète viande, poisson ou légume qu’après en avoir vérifié visuellement (ou tactilement) la fraicheur. 7Fresh présente aussi une armée de caddies robotisés, capables de suivre le client (cf photo). Le gadget est souvent inutilisable, surtout par jour d’affluence, mais il sert à faire passer un message : JD.com se robotise et prépare la livraison par drone terrestre ou aérien, en ville comme au village.
Les deux groupes rivalisent sur cette formule hybride « phygitale », mi-physique, mi-virtuelle, sans se préoccuper à ce stade de profitabilité (à l’instar de la concurrence féroce que se livrent Ofo et Mobike pour le vélo partagé). La livraison gratuite « sous 30 minutes et 3 km » limite le livreur à un seul client par rotation : formule ruineuse. Et les drones mettront des années à atteindre le niveau de sécurité obligatoire—du moins en ville.
Un autre souci touche à l’exploitation des données du client, sans respect pour son intimité. De ceci, l’opinion et l’Etat en prennent graduellement conscience. En janvier, Pékin sermonnait Alibaba et le moteur de recherche Baidu pour détournement de données. Ils n’étaient pas encore punis, mais priés de modifier leur pratique. Fin mars, Robin Li, fondateur de Baidu, était attaqué sur la toile pour avoir affirmé : « les Chinois peuvent accepter un accroc à leur vie privée, pourvu qu’il leur apporte davantage de confort ». Peu après au Forum de Boao, Jack Ma, évoquant Facebook englué dans le scandale du détournement des données de 87 millions d’utilisateurs, recommandait vertueusement à son PDG Mark Zuckerberg « de mieux faire à l’avenir pour préserver les données de ses clients ».
Enfin, Pékin prépare pour 2020 son système de « crédit social », une note de moralité à tout citoyen, calculée selon son comportement. Dernièrement, on voit donc l’Etat infléchir sa stratégie, pour y inclure une dose de respect de l’intimité du citoyen. Quel juste milieu entre la sécurité des foyers, les intérêts de l’Etat et ceux des entreprises ? Vaste programme…
Sommaire N° 16-17 (2018)