Petit Peuple : Guanmashan (Jilin) – La grande aventure de Sun Jifa, aux mains d’argent (2ème partie)

Résumé de la 1ère partie : Resté manchot à 28 ans suite à un accident d’explosifs, Sun Jifa met 4 ans à fabriquer sa première paire de prothèses, pleines de maladresses techniques. Mais il n’abandonne pas. En travaillant, il découvre un sens inattendu à sa vie : une passion de perfectionnisme, une mission altruiste de s’aider pour mieux aider les autres.

En 1984 à Guanmashan (Jilin), une fois passée la trêve du Nouvel An lunaire, Sun Jifa se remit avec rage à bâtir ses bras artificiels, bouillant de montrer ses progrès dans la maîtrise de la mécanique du corps humain, et de crier au monde qu’en le mutilant, la mort avait perdu la bataille !

Deux sentiments contradictoires brûlaient en lui avec un même feu : la revanche contre le démon du mal, et la jubilation de pouvoir faire surgir son œuvre de la glaise du néant. 

Il connaissait sur le bout des doigts ses atouts, les forces en présence dans ce combat pour la dignité et pour l’humanité. Depuis son accident, il avait remusclé et rééduqué ses épaules et ses avant-bras, ses pieds, son front et même ses lèvres – toutes ces régions du corps étant désormais prêtes à s’investir dans leur nouvelle mission.

Il l’avait découvert à la longue, au-delà de la technique et de la mécanique, un de ses problèmes touchait à l’esthétique et au psychologique. Deux autres manchots qui lui rendaient souvent visite à son atelier, lui avaient confirmé ce fait de la nature : l’homme qui venait de perdre une main ou un bras, ne pouvait habiller son moignon d’un corps étranger disgracieux. La prothèse devait bien sûr récupérer un maximum de fonctionnalité, mais sans oublier de suivre  les formes de son modèle de chair, sa souplesse, son volume. Et puisque le rose perlé de la peau tendue sur la chair ne pouvait être imité, Jifa s’imposa comme règle, pour toutes ses prothèses, le port de gants gris anthracite.

Autre souci : comment faire que la main artificielle soit préhensile, enserrant avec force contrôlée (sans les broyer) les objets de la vie courante ? Il fallut 20 ans à l’inventeur, quatre générations de prototypes pour trouver la solution. Ses machines comporteraient cinq doigts articulés à trois niveaux (phalanges, phalangines, phalangettes), dont un pouce sur axe perpendiculaire. En position normale, la prothèse resterait longiligne. Mais en tirant sur une manette au moyen d’un levier actionné par l’autre bras, la main se refermait, serrée par une série de cordons et de poulies.

Le coup de génie de Jifa, fut d’avoir créé une machine fonctionnelle, tout en faisant l’impasse sur tout moteur et toute électronique. Il imagina aussi de changer de prothèse plusieurs fois par jour, selon les activités projetées. L’une lui permet de jouer de l’harmonica, l’autre de manger  ou de boire ; une autre main lui permet de se brosser les dents, et une autre de téléphoner – son smartphone étant aimanté sur sa face arrière pour venir se coller à l’avant-bras métallique, sans tomber en position verticale, entre bouche et oreille.

D’autres prothèses lui permettent tour à tour de scier, de souder à l’arc, de ratisser ou bêcher, ou conduire le tracteur… En un mot, il n’est d’activité que Jifa n’ait su reconquérir. Dernièrement, son passe-temps préféré est de tenir dans ses bras, caresser de sa main gantée, son petit-fils.

 

En 36 ans de ce métier réinventé, Sun Jifa a vu sa notoriété franchir les frontières de la province, à essaimer l’espoir : deux à trois par semaine, il reçoit, venus parfois de très loin, des mutilés de naissance ou par la force du destin. Ils débarquent la supplique à la bouche, et au dos un cabas de billets de banque. Même s’il est contraint de leur imposer une liste d’attente, il ne repousse ni ne déçoit jamais ces frères de destin. Pour eux, il a fabriqué plus de 1000 bras ou pieds articulés, sur mesure : « maintenant que j’ai trouvé la solution, dit-il, et pu créer des prothèses à bas coût, que les industriels commercialisent à un prix éhonté, je veux en faire profiter les autres » !

On s’étonnera qu’avec cette motivation, Jifa n’ait jamais pensé à en faire commerce. Mais l’argent ne l’intéresse pas…

Depuis plus de 10 ans, ses amis et des milliers d’inconnus ne le désignent plus que sous l’inévitable vocable de « Jifa, bras d’acier ». Le sobriquet recouvre deux images assez contradictoires, voire conflictuelles.

D’un côté, à en croire le préjugé odieux véhiculé en Chine de génération en génération, Jifa est un maudit et un perdant, puni par les Dieux pour des péchés invisibles mais forcément existants, à moins que ce ne soit ceux d’un de ses ancêtres pour qui il expie encore à présent. C’est l’expression d’un châtiment céleste, qui encourage les hommes à le châtier davantage, par ostracisme.

Mais de l’autre, Sun est aussi un gagnant de la plus belle espèce : ayant osé reconquérir une à une toutes ses fonctions dont il avait été privé. Il avait donc défié les Dieux, refusé leur verdict, et gagné la bataille. De ce fait, Jifa s’est ni plus ni moins élevé à leur hauteur, digne d’un surhomme et d’un héros mythique. C’est à cette altitude que nous autres, au Vent de la Chine, souhaitons le garder !

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