Un jour d’avril 2014 à Wenzhou (Zhejiang), pour la 5ème fois en trente minutes, Mamie Chen regarda sa montre : 15h30, Dieu, que les jours passaient lentement ! Dans sa morosité, elle en oubliait le confort de sa villa dans le quartier résidentiel de Lucheng, payée par ses enfants qui avaient bien réussi dans les affaires.
Comme les gens de son âge, elle s’éveillait aux aurores. Elle tentait de se rendormir, et se forçait à ne se lever qu’à 9h30, pour avaler sans entrain le bol de « zhou » (soupe de riz). Ce matin à 11h, comme chaque semaine, elle s’était rendue chez le coiffeur. À 13h, elle était de retour à la maison. Il en allait de même tous les jours de sa vie depuis que son brave mari s’en était allé rejoindre ses ancêtres. Elle était si seule !
Son fils qui habitait ailleurs en ville, n’allait la voir qu’au Chunjie, sans mauvaise conscience puisqu’il payait les factures. Quant à sa belle-fille, elle ne lui confiait que 3 fois l’an son petit-fils, quand ils partaient en vacances. Les après-midis d’été, elle les passait au parc avec d’autres de son âge, à papoter autour des machines de gym. L’hiver, elle restait devant la télé jusqu’au soir…
Si aujourd’hui, elle regardait sans cesse sa montre, telle une jeunette avant son premier rendez-vous, c’était que dans deux heures, débutait un passe-temps inespéré : la fête d’anniversaire de Mamie Liang, sa voisine aux cheveux rares et blancs. Il y aurait des biscuits, du vin jaune « et une surprise », avait ajouté la malicieuse amie, ravie de la faire bisquer d’impatience, sans rien trahir de son secret. Sans doute jouerait-on au mah-jong, et entonnerait-on une rengaine rouge du bon vieux temps…
Or ce soir, Mamie Chen était loin d’imaginer la surprise manigancée par la voisine. En guise de vin, Mamie Liang avait apporté une carafe d’eau claire, dans laquelle elle avait dilué une poudre blanche comme neige, contenu d’un étrange flacon brun. Tour à tour, chacun(e) des invités reçut un dé à coudre qu’il (elle) absorba religieusement.
Dix minutes après, la planète chavirait autour d’eux. Mamie Liang avait lancé des vieux tangos —ceux qu’ils dansaient le soir au parc. Les couples s’étaient formés, mais cette fois, ils évoluaient d’un pas plus fermes, plus passionnés même, se prenant au jeu, oubliant leur grand âge. En même temps, on se racontait des blagues, des souvenirs d’amours passés 40 ans en arrière. Tout le monde souriait complice, ou bien éclatait en rires stridents…
Vers 23h, quand l’effet de la kétamine (car telle était la drogue qu’ils avaient prise) s’était estompé, Mamie Liang avait perçu 200 ¥ de chacun, « pour la prochaine fois ». « Mieux vaut, avait-elle ajouté d’un ton de conspiratrice, ne pas en parler. C’est nos affaires, et y comprendraient pas »…
Le matin, Mamie Chen exultait : cela avait été sa plus belle soirée –de sacrée belle lurette ! Les 16 veuves, 2 veufs et le couple marié convinrent de refaire, chaque fois à un endroit différent, la « séance de gym »…
Ainsi tous les mois, ils s’amusèrent à huis clos entre têtes chenues, recréant une joie interdite. Ils étaient sereins, plus certains que jamais de leur bon droit. Toute leur vie, ils s’étaient pliés aux règles : jeunes, à celles de la révolution ; vieux, à celles du qu’en-dira-t-on pour les enfants. À présent, ils ne voulaient plus rien savoir : ayant cessé de se voir vieux, ils ne croyaient plus à leur mort. Et leurs familles ne soupçonnaient rien.
Jusqu’au 8 janvier, au KTV de l’hôtel du Temple Hung, où ils dansaient sous la boule à facettes qui renvoyait aux quatre coins de la salle les reflets stroboscopiques, quand les battants de la porte s’ouvrirent avec fracas, laissant s’engouffrer 10 hommes en uniformes qui criaient d’un ton comminatoire : « Police ! Personne ne bouge ! ».
Stupéfaits de l’âge des délinquants, les agents embarquèrent très doucement tout ce monde frêle, et posèrent les scellés à l’hôtel coupable. Bien embarrassés, les chefs eurent besoin d’une téléconférence pour trouver comment gérer un si rare scandale. Ils finirent par convoquer les enfants des 20 vieillards en prison.
Sous les caméras de la télévision, ils leur firent la morale, leur remontrant qu’à l’avenir, il ne suffirait plus de financer les besoins matériels de leurs parents : un peu de présence, d’attention et d’amour était aussi nécessaire pour prévenir des dérapages aussi inouïs qu’évitables. Mais cet amour vital prescrit, quelle loi pourrait le quantifier, en fixer la dose ? La question ne fut pas posée.
Derrière leurs barreaux, les vieux se tinrent cois. Ils connaissaient leur crime : s’être recréés pour eux seuls, leur « paradis imaginaire » (梦幻天堂 mènghuàn tiāntáng) ! Tant pour leurs héritiers que pour la société, la liberté que ces vieux avaient volée, était insupportable, une trahison, une transgression abominable. Faisant front commun, tous étaient soulagés d’y avoir mis un terme, pour faire revenir les choses à la normale.
Cet article a été publié pour la première fois le 18 juillet 2015 dans le Vent de la Chine – Numéro de l’été (2015)
1 Commentaire
severy
30 avril 2023 à 05:43Prendre un peu de kétamine permettrait donc d’atteindre les hauteurs du paradis socialiste plus efficacement que la déblatération d’hymnes pseudopatriotiques à la gloire du parti communiste. Il n’y a pas à dire, le respect se perd.