Quand l’épidémie du Covid-19 tomba sur Pékin fin janvier, Li Yan, livreur, crut se retrouver sur une autre planète, et en tout cas, loin de la ville qui l’avait vu naître 34 ans plus tôt. D’ordinaire, rues et avenues vibraient d’activité à la veille du solstice du Printemps -une foule bigarrée fourmillant et se pressant pour les derniers achats avant le banquet de la fête du Nouvel an lunaire. Désormais, en sa banlieue de Tongzhou, tout trafic avait disparu, laissant la ville vide et silencieuse. Sur sa motocyclette portant la livrée de Meituan ( groupe chinois spécialisé dans la livraison à domicile), Li Yan pouvait désormais exécuter ses courses en deux fois moins de temps, sans avoir à se faufiler entre les files de voitures à grand renfort de klaxon et au risque de sa vie.
Mais l’économie reculait en peau de chagrin : ses 50 courses par jour jusqu’au mois de décembre, n’étaient aujourd’hui plus que 20 à peine. Dans les rues, les rares passants portaient bien visible au visage masqué, l’incertitude et l’angoisse du lendemain. La plupart des stores des boutiques étaient baissés et les hauts parleurs tonitruants d’hier, avaient laissé place aux hululements des sirènes des ambulances, faisant passer un frisson sur son échine. « J’en venais à regretter la pollution », avoue notre livreur, les gaz d’échappement que j’aspirais à chaque feu rouge, mon énervement quand je devais gravir en courant les couloirs et escaliers des immeubles pour livrer une pizza à demi-froide »…
Mais pour Li Yan, cette ère nouvelle qui a agrippé la Chine et le monde dans ses serres, est aussi porteuse d’un tout autre souvenir. Dans sa mémoire, une case oubliée vient de se rouvrir, celle du SARS de 2003, où là aussi, la ville avait paru morte, le temps de quelques mois. Entre les deux épidémies, un fil conducteur se dessine et les relie – tendu par la mort, qui sort du gouffre en ricanant. En cette année-là, Li Yan n’avait que 17 ans, et venait d’être diagnostiqué d’un cancer de la lymphe. Aussi, ces ambulances d’alors et leur pin-pon, il les entendait depuis sa chambre à l’hôpital. Mais contre toute attente, les médecins l’avaient sauvé, moyennant une chimiothérapie lourde. Li Yan avait repris un bail avec la vie, et aujourd’hui sous la nouvelle menace, ce souvenir faisait toute la différence. Lui qui avait été auparavant un peu mou, indécis voire un peu paresseux, s’était mis à dévorer la vie à pleines dents, à travailler comme un obsédé, à aimer tout de son existence. Il ressentait dorénavant l’obscur besoin de lui donner un sens moral, d’aller plus loin dans ses ambitions que simplement de gagner sa vie. Surtout, il gardait envers les hommes et femmes en blanc une dette inextinguible. Et à l’heure du danger, à ces infirmières, chirurgiens, médecins et radiologues, il voulait rendre leur bienfait, dans la mesure de ses moyens.
Il se trouve que dans le plan national contre le Covid-19, les livreurs avaient été dispensés de confinement, permettant à Li Yan et à ses dizaines de milliers de collègues de conserver leur liberté de mouvement. Dans son métier, les commandes s’affichaient en temps réel sur les smartphones des livreurs se trouvant dans le quartier concerné – le premier à répondre, empochait la course. Mais pour les hôpitaux, l’enthousiasme des livreurs manquait à l’appel, et plus encore quand il s’agissait du « Shoudu Youyi », réservé exclusivement aux soins du Covid-19, et nid notoire à infections bactérielles. « J’ai fait le choix, explique Li Yan, de prendre ces commandes-là, aussi souvent que je peux. Je ne peux pas laisser ces soignants mourir de faim tandis qu’ils travaillent à nous sauver. Et pour moi, ce n’est pas qu’une question d’argent ».
Dans le même état d’esprit, Li Yan se fait un point d’honneur à porter aussi leurs déjeuners aux gens des autres hôpitaux, ainsi qu’aux personnes âgées, isolées et désargentées – tous ceux que les collègues préfèrent ignorer. Ce sont souvent des commandes à problèmes – tous ces pauvres sans ressources, se raccrochant aux branches de tout ce qu’ils peuvent pour enrayer leur chute. Des femmes seules avec enfant, séparées du mari, commandent jusqu’à 30kg de riz, de farine et d’huile, qu’il faut ensuite convoyer sur la moto. Une fois arrivé, il faut trouver le point de déchargement agréé, où le client vient récupérer son bien sans contact avec le livreur, conformément au règlement d’urgence. Parfois, le client trop âgé, ne peut plus se déplacer : Li Yan doit longuement batailler avec les gardes, négocier, plaider la compassion et le bon sens, faire appel au chef du poste avant de pouvoir passer– il entre dans l’appartement désert, le salon vide, et dépose sur la table le précieux bol de raviolis, tout en entendant les remerciements chevrotés par le vieillard qui remercie depuis derrière la porte de sa chambre !
Certes, dans toutes ces commandes « sociales », Li Yan perd du temps et de l’argent. Mais il compense par les pourboires, versés sur son compte WeChat, et il touche aussi la récompense de dizaines de messages émus de gratitude.
Sur son périple erratique, comme une araignée folle tissant sa toile dans tous les sens, Li Yan voit sa température contrôlée des dizaines de fois par jour, aux portails des immeubles, des bureaux et dispensaires. Pas une heure ne se passe sans qu’il ne se nettoie les mains au gel hydroalcoolique, ou change ses gants jetables fournis par l’entreprise. A-t-il peur ? « Au début, oui, mais plus maintenant », avoue-t-il d’un sourire. « La mort maintenant, j’ai l’habitude ». Il la voit comme un trou noir du cosmos, sorte de tunnel aspirant toute matière. Désormais, Li Yan regarde le trou noir en face, et sa mécanique soudain s’inverse : il y puise son énergie. Comme dit le proverbe, « 民不畏死» ( mín bùwèi sǐ) : si le peuple ne croit plus à sa mort, elle ne peut plus rien contre lui !
1 Commentaire
severy
19 avril 2020 à 22:18Ah! Quel style admirable. On s’en reprendrait un bon bol.