Fils de fermiers aisés à Guanmashan dans le Jilin, Sun Jifa reçut de la vie en 1974, le cadeau qui tue, ou comme on dit en chinois, « le poison en dragée » (糖衣炮弹 – táng yī pào dàn). Le piston des parents (aidé sans doute d’une lourde enveloppe de billets de banque) lui ouvrit le privilège recherché d’une place dans l’armée, qui plus est dans l’artillerie, une planque aux gras salaires et aux tâches peu épuisantes. Ses cinq ans sous les drapeaux lui permirent en sus d’acquérir une solide formation dans le maniement des explosifs, en chimie fondamentale et à l’ordinateur.
Cette sinécure aurait pu durer toute la vie, si son père ne s’était avisé, en 1979, de lui ordonner de revenir reprendre la ferme – il était temps pour lui de passer la main. En bon fiston, Jifu avait obéi : de retour au village, il y avait trouvé Xiangyun, la fille du voisin qui l’attendait, son trousseau tout prêt pour le mariage arrangé. De la sorte, le père doublait d’un trait de plume la taille de son champ, et le fils récupérait une mère pour ses futurs enfants. C’était finement pensé !
Mais le destin se joue des meilleurs plans. Bizarrement, la catastrophe suivit une bonne nouvelle : en septembre 1980, Xiangyun tomba enceinte. Fou de joie, Jifa décida qu’elle ne se nourrirait plus que de poisson, riche en phosphore, afin que le bébé à naître soit doté d’une excellente mémoire, fasse des études brillantes et permette à tout le clan de porter le front haut.
L’étang d’à côté regorgeait de poissons. Ainsi, Jifa revenait chaque jour avec des pêches miraculeuses, tanches et carpes. Dans son petit atelier, il prépara donc un genre de grenade, à faire sauter dans l’eau afin de « pêcher » sans effort ! Mais ce qui devait arriver, arriva : en un moment de maladresse, il fit sauter la machine infernale, protégeant par réflexe son visage de ses bras. Le lendemain à l’hôpital, il se réveilla double manchot, veuf de ses mains et avant-bras qui l’avaient fidèlement servi pendant 27 ans…
Tels des corbeaux sur une ville en ruine, la honte et le désespoir s’abattirent sur lui : par imbécilité crasse, il venait de trahir sa femme, son enfant à venir, incapable qu’il était désormais de les nourrir. Au contraire, c’était elle, Xiangyun qui devait désormais lui donner la becquée, d’une soupe ou d’un ragoût gagnés à la sueur de son front.
A l’hôpital, les médecins lui avaient recommandé des prothèses mécaniques articulées, toutes belles en fonte d’aluminium, qui lui permettraient de récupérer quelques fonctions simples. Mais chacun de ces petits bijoux sur mesure, coûtaient la moitié du prix de la ferme, montant exorbitant qu’il ne pouvait rêver de payer. C’était honteux, d’exploiter ainsi la misère des estropiés : les hommes en blanc ajoutaient l’insulte au crime !
Ainsi, des mois passèrent à broyer du noir… Souvent Jifa, intérieurement, bouillait de rage à lire la commisération dans les yeux des visiteurs, qui se sentaient à l’évidence supérieurs à lui, pauvre handicapé. Plus d’une fois il envisagea le suicide – ses proches vinrent l’arracher au bord de l’étang, où il s’attardait le soir, avec passion morbide…
Heureusement, Xiangyun était là, prête à tout geste qui guérisse sa blessure morale, lui répétant du regard : « reste avec nous » !
Et puis naquit leur fille, pour dissiper ses mauvaises pensées. Alors, progressivement, revint l’esprit de lutte. Jifa sentit en lui le sursaut de discipline du militaire, l’instinct rageur et la fierté virile du soldat qui se bat, gagne ou perd, mais ne plie pas !
A 28 ans, il décida, quoiqu’il lui en coûte, de produire ses propres prothèses. Xiangyun lui rapporta les lectures spécialisées sur le sujet, et lui tourna les pages, jusqu’à ce qu’il apprenne par lui-même à le faire avec ses lèvres, en dirigeant un brin de paille. Il réfléchit aux matériaux, aux outils, s’installa un étau, des jeux de scies, râpes et limes. Il travailla d’abord avec ses lèvres et ses pieds. Après quelques mois, il apprit à se fixer des outils à son avant-bras, au moyen de deux arceaux autour du moignon.
Sa première paire de bras, il la sortit en janvier 1984, un peu avant la fête du Nouvel an, fruit de milliers d’heures de travail acharné. Pour concevoir, sculpter, coller ou souder, sa productivité était très basse. Assemblés à partir de résine de polyester, de caoutchouc et d’acier de récupération, ses prothèses n’avaient pas fière allure, mais au moins remplissaient leur tâche, se moulant aux avant-bras pour restituer au corps un équilibre naturel. Dès qu’il les porta, le regard des autres changea, le faisant repasser dans le camp des gens normaux. C’était déjà une victoire, et pas petite.
Et pourtant, Jifa n’y trouva pas son compte. Il pouvait, il devait faire mieux que cela, sous l’angle esthétique et sous celui de la fonctionnalité . D’aspect hideux, ces fausses mains choquaient, et elles restaient inertes, ne sachant rien faire.
Tout était à recommencer. Technicien autodidacte, Jifa comprit qu’il ne pouvait différer davantage une étude exhaustive de ce qu’était un bras : d’un point de vue anatomique, mécanique, esthétique et même psychologique – car l’âme blessée devait aussi accepter sa condition nouvelle et cette partie artificielle qui complétait le corps. Quand il se remit au travail, son approche, et ses moyens avaient entièrement changé !
On verra la semaine prochaine les résultats de ce parcours, et d’une quête débutée pour cause médicale et économique, pour aboutir à une réflexion philosophique !
1 Commentaire
severy
6 mai 2016 à 16:22C’est ce qu’on appelle faire un bras d’honneur au destin.