Agriculture : Une épidémie peut en cacher une autre

« Cette épidémie est aussi dévastatrice qu’une guerre », déplore Qiu Huaji, expert en maladies infectieuses. Le Dr Qiu ne parle pas du Covid-19, mais des dégâts infligés par la peste porcine africaine (PPA) au cheptel chinois. Comme pour le coronavirus, la PPA a provoqué une onde de choc dans le monde entier, s’étant propagée dans 10 autres pays asiatiques, moins bien préparés que la Chine, tandis que l’effondrement du cheptel chinois a fait exploser les prix du porc. Selon la banque hollandaise Rabobank, la fièvre porcine aurait emporté près de la moitié des cochons en Chine, soit plus de 200 millions de têtes. En septembre dernier, les pertes économiques étaient évaluées à un trillion de yuans (130 milliards d’€) par Li Defa, doyen de l’université de l’Agriculture de Pékin.

Il est bon de rappeler que la PPA n’affecte pas les humains (qui peuvent toutefois être porteurs sains) et que le Covid-19 ne touche pas les porcs. Par contre, la fièvre porcine est mortelle à tous les coups, tandis que le Covid-19 n’est fatal que dans une minorité des cas.

Face aux deux épidémies, la réaction initiale a été la même dans le monde entier. Au début, ce n’était qu’un virus inconnu émergeant à l’autre bout de la planète : « cela ne peut pas être si grave », « n’en font-ils pas trop ? », « la même chose n’arriverait jamais chez nous » ! Puis les pays se retrouvèrent très vite rattrapés par la réalité : « pourquoi n’avons-nous pas vu cela venir », « existe-t-il un vaccin » ?  Malheureusement non, aucun vaccin n’est pour l’instant disponible. Pour le Covid-19, des dizaines d’équipes de chercheurs à travers le monde y travaillent jour et nuit. Cela n’a pas été le cas pour la PPA : le virus porcin est connu depuis 100 ans, mais n’a jusqu’à présent pas été la priorité. Début mars, l’Institut vétérinaire de Harbin (disposant lui aussi d’un laboratoire P4) aurait mis au point un vaccin, deux mois après un institut américain lié à l’ARS (Agricultural Research Service). Car pour la Chine, le développement d’un vaccin contre la PPA est une priorité après que de faux sérums ont semé le chaos dans certaines régions. Malgré des résultats encourageants, des doutes subsistent : le vaccin dans lequel le virus a été atténué restera-t-il inoffensif sur le long terme ?

Autre facteur déterminant dans un contexte épidémique : les déplacements. Si le confinement strict du pays entier a sensiblement réduit la propagation du Covid-19, dans le cas de la PPA, diverses politiques ont en fait accéléré sa diffusion, notamment celle contre la pollution des cours d’eau. En effet, en 2015, le gouvernement a banni les élevages porcins dans de nombreuses régions du sud du pays. Au lieu de leur donner les moyens de se moderniser et d’améliorer le traitement de leurs déjections, les fermes ont été purement et simplement fermées. Or le porc est la viande préférée des Chinois avec 33 kg consommés par personne chaque année. Craignant une pénurie, l’Etat a mis en place un plan nommé « Elever dans le nord, consommer dans le sud » (南猪北养). C’est ainsi que près de 15%, des 689 millions de porcs élevés dans le pays en 2017, ont été transportés vivants dans des camions, sur des milliers de kilomètres du nord vers le sud, une pratique posant des risques importants de biosécurité. Résultat : alors que la PPA a mis plus d’une décennie à traverser la Russie, elle s’est répandue à travers le territoire chinois en neuf mois seulement.

Sous l’angle de la déclaration des cas, la ressemblance entre la PPA et le Covid-19 est frappante. Dans les deux cas, il existe des sites web proposant un suivi quotidien des foyers officiels. Comme pour le coronavirus, le nombre de cas de PPA dépend de nombreux facteurs : disponibilités des tests, subventions accordées aux fermiers, accès à l’information, attitudes culturelles face à la transparence… Voilà qui explique des bilans sensiblement différents selon les pays.  

En Chine : les indemnités promises aux paysans ont eu un effet pervers. En effet, le gouvernement central a promis des compensations (de 800 à 1200 yuans par tête), dont il supporterait la charge – à 40% à 80% selon les provinces – avec les gouvernements locaux, notoirement endettés. Or, pour éviter de payer la somme aux éleveurs, les autorités locales ont préféré passer sous silence les nouveaux foyers épidémiques, se refusant de tester les bêtes. Les cadres encouragèrent les éleveurs à ne rien dire, un seul cas de PPA entraînant l’abattage de tous les porcs à 3 km à la ronde, condamnant ainsi leurs proches voisins.

Cette divergence entre intérêts politiques de l’Etat central et ceux des gouvernements locaux a conduit à un nombre de cas sous-déclarés. C’est ainsi que les plus grandes provinces productrices n’ont recensé que quelques foyers depuis août 2018 : un seul pour le Hebei et le Shandong, et trois dans le Henan. De même pour les plus gros producteurs porcins qui avouent à demi-mot avoir été touchés par la maladie au sein de leurs exploitations, mais leurs cas n’ont pas été enregistrés. Ainsi, les éleveurs ont enterré leurs animaux morts et se sont dépêchés de vendre les survivants (malades ou non) à prix cassés à des « spéculateurs de porcs ». Ces derniers profitèrent de l’épizootie pour acheter ces porcs moins chers, puis les revendre à meilleur prix dans d’autres régions. Certains d’entre eux seraient même allés jusqu’à propager volontairement le virus (par drone) pour faire de bonnes affaires.

Depuis juillet 2019, les abattoirs sont contraints de tester tous les porcs qu’ils reçoivent. Pourtant, le ministère de l’Agriculture constatait que 7% des 2 000 échantillons prélevés en novembre testaient positif à la PPA. Trois mois plus tôt, les douanes australiennes dévoilaient que 48% des produits confisqués aux voyageurs chinois contenaient le virus… On le voit, la Chine n’a jamais été véritablement transparente sur l’ampleur des ravages provoqués par la PPA dans ses élevages. Officiellement le ministère de l’Agriculture a recensé 172 foyers épidémiques jusqu’à ce jour, ayant causé la mort de 1,2 million de porcs. Pourtant, le ministère reconnaissait en septembre dernier que le cheptel chinois avait rétréci de 41% par rapport à 12 mois plus tôt.

Courant janvier, le ministre Han Changfu déclarait que la situation s’était stabilisée. Pas par hasard, entre le 24 décembre et le 3 mars (période coïncidant avec le pic de l’épidémie de Covid-19), aucun nouveau foyer de PPA n’a été officiellement déclaré en Chine. Cependant, les professionnels du secteur n’ont cessé d’en observer sur le terrain. Preuve qu’elle n’a jamais disparu, la PPA a officiellement resurgi depuis le 3 mars : 8 nouveaux foyers ont été détectés du Sichuan à la Mongolie intérieure. L’écrasante majorité des cas concerne le transport illégal de bêtes entre différentes provinces, conduisant les autorités à lancer une campagne de répression de 60 jours de ce genre de délit (jusqu’au 1er juin).

Fort heureusement, la Chine a réussi à maintenir l’approvisionnement pendant l’épidémie de Covid-19, notamment en boostant ses importations,et en décongelant plusieurs milliers de tonnes de porc de ses réserves. Les deux premiers mois de 2020, la Chine en importait 560 000 tonnes, un boom de 158% par rapport à 2019, tandis que la production chinoise en 2019 chutait de 21% – la plus basse depuis 16 ans. L’Association des producteurs allemands (ISN) estime à 10 millions le nombre de tonnes importées par la Chine en 2020, ce qui n’empêchera pas un déficit de 12 millions de tonnes. Cette année, la Chine devrait produire 35 millions de tonnes, contre 54 millions avant la PPA.

Il devient donc urgent pour la Chine de repeupler son cheptel. Alors, un véritable « pont aérien porcin » est mis en place depuis la France pour envoyer en Chine les meilleurs verrats et truies. Plus de 4 000 de ces champions de la reproduction se sont déjà envolés vers Taiyuan (Shanxi) depuis le début de l’année, selon le spécialiste en génétique porcine Axiom. Six autres vols sont programmés en 2020. Nucléus, autre firme spécialisée (filiale de la Cooperl), a également envoyé 1020 porcs à Kunming (Yunnan) début mars – cinq autres vols sont prévus cette année. Il reste encore de la marge : la Chine aurait besoin d’au moins 150 avions pour repeupler son cheptel !

Dans le sens inverse, le gouvernement chinois incite ses entreprises à se lancer dans l’élevage porcin hors frontières, de préférence dans des pays aux relations stables avec la Chine et sans PPA. La tutelle de l’économie (NDRC) vient également d’autoriser fin mars les petits paysans (ils seraient 200 millions) à offrir leurs porcs en garantie pour souscrire à des prêts bancaires, visant à augmenter leur production. Mais il est peut-être trop tard, de nombreux petits fermiers ont jeté l’éponge et se sont reconvertis dans la volaille… Sur une note plus optimiste, une compagnie du Shandong aurait réussi à élever des “super-cochons » résistants à la PPA. On n’arrête pas le progrès !

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