Le 31 mars à 11h du matin, deux chasseurs bombardiers J-11 de l’Armée Populaire de Libération (APL) déclenchaient l’alerte rouge dans toutes les bases aériennes taïwanaises, en franchissant la ligne médiane qui divise le détroit de Taïwan. Sans tenir compte d’un avertissement radio, ils se maintinrent 11 minutes dans l’espace aérien de la République de Chine, pour atteindre un point à 185 kilomètres de Taipei, avant de rebrousser chemin, nerveusement escortés par des F-16 taiwanais. Depuis Taipei, le ministère des Affaires étrangères dénonçait en urgence l’acte « intentionnel, téméraire et provocateur » de l’APL. Le lendemain, la Présidente Tsai Ing-wen se voulait intransigeante, postant sur Facebook sa photo au téléphone, entourée de militaires, et ce commentaire : « j’ai instruit notre défense aérienne de procéder à l’expulsion de tout appareil franchissant à l’avenir la ligne médiane ».
Pékin, suite à l’incident, faisait silence radio—aucune réaction officielle, suite à cette intrusion d’un espace aérien évidemment destiné à tester les défenses insulaires, à observer leur temps de réaction et leur capacité à maîtriser leurs nerfs. D’un point de vue continental bien sûr, selon le principe d’une seule Chine, les chasseurs bombardiers n’avaient rien franchi du tout, mais était restés « dans leur espace ». Global Times, le tabloïd anglophone du Parti, mettait même en doute la réalité du franchissement « présumé », et citait un analyste pour qui cette distinction de deux espaces aériens au dessus de l’isthme serait « purement psychologique ». Entonnant un autre argument, l’article suggère que l’incursion pourrait être la « réponse ferme aux forces indépendantistes taïwanaises et aux Etats-Unis qui provoquent toujours plus la Chine en se servant de Taipei ». Citant d’autres experts anonymes, le journal avance que cette affaire pourrait avoir des répercussions sur les relations sino-américaines, notamment sur les négociations pour enterrer la guerre commerciale.
Sans aborder le sujet en face, ces commentaires étaient autant d’allusions aux passages, chaque mois depuis le début de l’année, de bâtiments de la US Navy à travers le détroit, effectués au nom de la liberté de navigation, s’opposant à la prétention chinoise à posséder la quasi-totalité de la mer de Chine.
Alors que Pékin a rompu tout dialogue avec Taipei depuis l’élection de Tsai Ing-wen en 2016, suite à son refus (et à celui de son parti démocrate progressiste, DPP) de reconnaître le principe d’une seule Chine, on assiste à un rapprochement entre Etats-Unis et Taïwan. En février 2018, D. Trump signant le Taiwan Travel Act, permettait aux cadres de haut rang des deux bords de se rendre visite. En mars 2019, 16 sénateurs républicains et démocrates ont lancé une pétition pour demander au Président Trump de déléguer un membre de son cabinet à Taipei à l’occasion du 40ème anniversaire du Taiwan Relations Act signé par l’administration Carter en 1979.
Après des décennies de grande prudence, Washington apporte son soutien en fournitures militaires. Selon Bloomberg, Trump a autorisé la vente de plus de 60 chasseurs bombardiers F-16V, d’ancienne génération il est vrai. Si le Congrès confirme, ce sera la première livraison d’avions militaires à Taiwan depuis 1992, et elle permettra de réduire le déséquilibre des forces, pour un contrat à portée symbolique très forte. En effet, le Taiwan Relations Act n’autorise que la vente d’armements défensifs à Taipei. Cette vente attise la colère des décideurs politiques chinois. Il est vrai que Trump a bien choisi son moment : Pékin a les mains liées par son besoin de sortir du bras de fer commercial américain qui mine sa croissance.
Le réarmement ultrarapide de l’APL est source d’inquiétude occidentale, voire mondiale. Au rythme d’un bâtiment par mois, Pékin monte depuis 20 ans la flotte la plus étoffée du monde. Selon l’Institut International de Recherche sur la Paix de Stockholm (SIPRI), les dépenses militaires chinoises étaient en 2017, 23 fois plus élevées que celles de Taïwan, qui doit continuer à investir dans sa défense pour pouvoir espérer dissuader toute tentative chinoise. Dès 2016, la RAND Corporation prédisait qu’en cas de conflit, les missiles balistiques de courte portée de l’APL avaient la capacité de mettre hors service toutes les pistes des bases taïwanaises, voire les avions sur place.
En janvier, le Président Xi Jinping avait répété que vis-à-vis de Taïwan, l’objectif final restait l’unification et que l’option d’utiliser la force restait sur la table. La probabilité d’un tel scénario dépend de nombreuses variables, mais surtout de la réponse du garant de la sécurité de Taipei, c’est-à-dire Washington.
Enfin, cette vente américaine d’avions de chasse peut être considérée comme un message clair à Pékin. Taipei réclamait des F-35, aux capacités bien plus développées que les F-16V, mais ne les a pas obtenus. Cela pourrait changer si la Chine multiplie les actions de harcèlement ou passe à une étape de confrontation plus directe.
De même, la vente des 60 appareils, un nombre malgré tout considérable, est compris par les experts comme un signal destiné à ôter tout doute dans l’esprit des décideurs militaires chinois. En dernier recours, en cas d’attaque de l’île, les Etats- Unis la défendront, et ne laisseront pas sombrer Taiwan, vu traditionnellement comme leur « porte-avions » en mer de Chine.
Par Charles Pellegrin
Sommaire N° 14 (2019)