Début février 2016 dans le faubourg de la ville portuaire de Rizhao, Zhang Deyang fit imprimer ses faire-part sur papier glacé, qu’il adressa à ses dizaines d’amis, de meilleurs clients et membres de la famille proche ou lointaine. Huit jours avant la date choisie pour son événement, il se cloitra dans sa boutique au rideau baissé, se faisant ainsi invisible.
Le jour de l’invitation, il alla tôt au cimetière, retrouver les employés de l’entreprise funéraire : ils se rendirent avec les pelles et pioches, à travers les travées, jusqu’à la concession de 30 ans payée rubis sur l’ongle 10 ans plus tôt. La veille, sur sa stèle, un graphiste avait rajouté la date du décès – mais contrairement aux millions d’autres inscriptions ciselées dans le marbre de la pierre tombale, celle-ci était simplement calligraphiée au marqueur noir.
À onze heures du matin, heure de la cérémonie, habillé en « tangzhuang »
(pyjama deux pièces) de soie bleu royal broché d’or et en bonnet noir, le front cerclé d’un bandeau ocre impérial, Zhang, notre héros du jour, salua les premiers invités, serrant les bras ou donnant l’accolade comme le plus proche parent du défunt. Aux uns, il distribua blagues et bons mots, aux autres, biscuits et boissons, qui étaient disposés sur une table pliante.
Pendant ce temps, les fossoyeurs achevaient de dégager une fosse. Mal à l’aise, les invités s’observaient du coin de l’œil et basculaient les regards de la fosse à l’hôte, cherchant désespérément une contenance, une explication. On se f…tait d’eux, ou quoi ? Le mort était vivant, mais qui était le mort ? Erreur sur la personne, ou plaisanterie du pire acabit ?
Et voilà que pour couronner le tout, le nain se glissa sous terre et s’allongea au fond du trou, ferma les yeux, déclarant d’une voix d’Outre-tombe : « çà y est les gars, je suis mort ».
Le petit orchestre qui attendait sagement son heure, se mit à égrener les notes lancinantes des fifres, des cymbales et du mirliton qui se réverbérèrent en écho contre la falaise.
Alors, suivant un scénario soigneusement préparé, un acolyte reprit le flambeau : vêtu d’une robe carmin de lama tibétain, s’interrompant de multiples génuflexions et kowtow, il se mit en devoir de psalmodier d’un ton mécanique, à vitesse hallucinante un sutra pour accompagner l’âme défunte à travers les limbes vers le paradis. L’un après l’autre, chaque invité fut invité à se prosterner devant le tombeau et à allumer des liasses de billets de monnaie de l’enfer, face au cadavre qui souriait sardoniquement, ou bien pouffait de petits rires sots.
Enfin la cérémonie toucha à sa fin. C’eût été le moment pour les croque-morts de combler la fosse, et faire glisser la pierre tombale : au contraire, un Zhang tout sourire se redressa, époussetant sa tenue céleste. Il fit son auto-éloge, égrenant la liste de ses vertus. Pire, au mépris de toute modestie et crédibilité, il les présenta non au passé, mais au présent, multipliant les « je suis », au lieu des « il était ».
Du coup, il plongea encore un peu plus les amis dans l’embarras. Pour les en délivrer, il sortit alors de derrière la pierre tombale, la caisse de bière fraiche et les bouteilles d’ergoutou (de tord-boyau) qu’il y avait cachées. Remplissant les verres, il recommença ses pitreries de toujours, le coup du discours en langue des chiens traduit en mandarin, la blague du crapaud amant de la déesse Chang’E en son palais de glace sur la Lune, et bien d’autres encore…
La fête dura le temps que demeurèrent les victuailles. D’abord outrés, puis amusés, les invités quittèrent la fête, en titubant.
Le faux-mort, à présent, comptait ses hôtes, et racontait effrontément la vraie raison de cette pseudo-cérémonie : « je voulais savoir qui parmi mes proches, tenait vraiment à moi ». Le bilan n’avait pas été si désastreux, 40 des 60 invités ayant fait acte de présence. Mais Zhang restait chagrin à l’idée d’un tiers de ses connaissances qui avaient boudé son dernier hommage. De toute sa vie il ne l’oublierait, même quand il n’aurait plus de dents (没齿不忘, mò
Heureusement, il lui restait le bon côté des choses, sa mémorable blague, digne d’entrer dans les annales ! Pour 16.000 yuans, il en avait eu pour son argent. À l’en croire, il ne s’était plus amusé ainsi depuis des décennies.
Parmi les invités, les avis variaient. Pour les plus tolérants, le pauvre bougre avait bien le droit de s’amuser pour s’évader un instant d’une existence trop triste et monocorde, faute de femme et d’enfants. D’autres obnubilés par l’impératif d’épargne, insinuaient qu’il avait fait tout ça pour administrer « la preuve de son existence ». Mais au fond, il s’était fait avoir comme un bleu : en boissons, orchestre et autres fanfreluches, par rapport à la somme payée, le compte n’y était pas. En tout état de cause, pour le salut de son âme, il eût été mieux avisé de donner les sous au monastère.
La flèche du Parthe fut tirée par un parent grincheux, jurant qu’on ne l’y prendrait plus : tu as eu 40 pleureurs à ton faux enterrement, et bien pour ta vraie mort, estime-toi heureux, si tu en obtiens quatre ! »
Cependant, de tous ces commentaires, Zhang n’avait cure. Pouvoir rire des émois de ses contemporains, tourner au ridicule leurs institutions les plus vénérables, était son privilège d’homme seul : sevré d’amour, mais libre du regard, et de ses actes.
Sommaire N° 14 (2016)