Petit Peuple : Langfang (Hebei) – Liu Wei : Papier broyé, papier mémo

Langfang (Hebei) – Liu Wei : Papier broyé, papier mémo

Entre les mâchoires de la machine, l’épais album-photo, à la couverture matelassée rouge vinyle, a fini comme l’affiche grand format envoyés par cette femme fraîchement divorcée : en petits copeaux qui serviront à produire de l’électricité.

Liu Wei ne manque pas d’envoyer un message à ses clients pour les informer de la destruction des affaires envoyées. Parfois, à leur demande, il accompagne son message de photos ou d’une vidéo. Le bruit infernal de la machine avalant des souvenirs devenus douloureux aide au processus de deuil. Au départ, quand Liu Wei a lancé ce service de destruction de documents et objets intimes sur les réseaux sociaux il y a un an, il n’avait pas plus de dix commandes par mois. Aujourd’hui, plus de 6 000 personnes l’ont contacté et plus de 700 sacs, aussi larges qu’une machine à laver, remplis de petits morceaux, ont été utilisés comme biocarburants. Dans la grande majorité des cas, les clients de Liu Wei font appel à ses services pour détruire albums et photos de mariage après un divorce. Après une carrière dans l’industrie pharmaceutique, c’est d’ailleurs la mésaventure d’un divorcé qui lui a donné l’idée de ce service.

Une connaissance commune lui avait raconté ce qui suit. Un homme de son âge, qui avait repris la ferme de ses parents dans un village de la région, était tombé très amoureux d’une jeune femme qu’il avait fini par épouser. Elle était très jolie mais vissée sur son téléphone, en quête de rêves et d’argent faciles. Un matin, il s’était retrouvé seul dans son lit, la belle avait filé pendant la nuit. Le cœur brisé, honteux des ragots que son histoire suscitait, le marié abandonné avait fini, au bout d’un an, par décrocher la photo géante du couple prise le jour de leur mariage, qui trônait au-dessus du canapé. Mais qu’en faire ? Si l’on souhaite aux nouveaux époux un mariage qui dure toute la vie, alors les supports utilisés pour magnifier ce grand jour doivent eux aussi résister à toutes les intempéries. Le verre acrylique épais de cette photo XXL ne s’enflammait pas, ne se coupait pas et ne se déformait pas. En désespoir de cause, des amis l’avaient emportée pour la laisser sur une décharge en rase campagne. Une semaine plus tard, un cousin éloigné appelait d’un autre village, consterné, pour rapporter qu’il avait vu la photo recyclée cloutée sur la remise rafistolée de ses voisins ! Rien ne se gâche à la campagne, surtout quand il s’agit d’un matériau aussi solide que l’acrylique…

La machine de Liu Wei broie tout : boîtes en métal, habits, cadres avec verre, peluches, selle de cheval. Certains clients lui envoient des affaires ayant appartenu à leurs animaux décédés, d’autres les habits de leurs ex-petit(e)s ami(e)s. Pour chacun, le processus de deuil suit des chemins spécifiques et Liu Wei prend soin de demander plusieurs confirmations avant de procéder à la destruction des matériaux confiés.

Marié et père de deux enfants, certains jours pèsent plus que d’autres quand le sol de son entrepôt est recouvert de photos aux visages aspergés de bombe noire par son assistant (mesure prise pour préserver l’anonymat), quand les messages WeChat laissent entrevoir de grosses souffrances, quand une robe de mariée arrive, prête à servir, quand des photos d’enfants sont envoyés : une garde retirée, des enfants qui ont dû prendre parti entre des parents qui se déchirent, décès ? Il ne saura jamais.

Ce qui ne quitte jamais son esprit par contre, c’est l’effroi ressenti il y a deux ans à la lecture d’un article sur la hausse des divorces en Chine : un bond de 75% en une décennie… Fang, sa femme, et lui arriveraient-ils à passer au travers ? Plus jeune, il critiquait souvent ses parents, avait honte de ses origines modestes, trouvait toujours l’assiette des autres mieux garnie que la sienne. Et ses parents de lui répéter : il faut se satisfaire de ce que l’on a, là est la clé du bonheur (知足常乐, zhī zú cháng lè), cela le rendait chèvre… En rencontrant Fang, pour la première fois il s’était estimé chanceux. Douze ans après, la vie n’est pas toujours rose – loin s’en faut ! – mais Liu Wei est heureux de ce qu’il a, de ce qu’il a construit avec son épouse. Il ne le dira à personne mais se confronter chaque jour aux malheurs des autres, à leurs divorces, effleurer les histoires confiées du bout des mots, agit sur lui comme une piqûre de rappel. Du papier broyé pour mettre en lumière la fragilité du sentiment amoureux et ne pas oublier que rien n’est jamais acquis. Objectif pour Liu Wei et son épouse : les noces de papier !

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
5/5
3 de Votes
Ecrire un commentaire