La vie que l’on va lire peut paraître sombre, à la manière d’un roman d’Émile Zola. Elle est en fait surtout réaliste, partagée par ces millions de petites gens de l’ombre qui triment, souffrent – mais trouvent parfois beauté et accomplissement au bout de leur nuit !
Le jour de sa naissance au fin fond du Hubei en 1970, Han Shimei était trop occupée à inspirer sa première goulée d’air, pour constater le vif émoi de ses parents qui se disputaient à son sujet : fallait-il la noyer comme un petit chat, puisqu’elle venait d’accoucher par le siège ? C’est ce que voulait sa mère, persuadée (suivant la tradition) que cela ferait d’elle une gamine maléfique et rebelle, tandis que le père, lui, voulait la sauver et lui donner sa chance…
Cette scène, Shimei ne l’apprendrait que 20 ans plus tard, de la bouche de sa mère au moment de rendre son dernier soupir. Elle ne ferait que renforcer la profonde inimitié entre les deux femmes, la marâtre ayant fait subir à sa fille une longue succession d’années noires. Il faut dire que pour cette famille, la révolution avait signifié une vraie malédiction, les deux grands-pères ayant été déclarés ennemis du régime, l’un en tant qu’ancien officier dans l’armée nationaliste et l’autre comme propriétaire terrien. Et puis cette révolution, à ses débuts, ne parvenait pas à nourrir ses enfants : en 1975, au bord de la disette, la famille avait dû se réfugier à Xichuan dans le Henan voisin, pour trouver de quoi échapper à la famine. Quoique mal nourrie, la petite Shimei était douée pour les études, finissant invariablement l’année parmi les 3 premières de la classe. Mais pour épargner les 18 yuans d’écolage annuel, sa mère l’avait arrachée de l’école dès l’âge de 13 ans pour aller trimer aux champs, où elle cultivait des piments, maigre chère.
À 19 ans en 1989, ses parents l’avaient vendue en mariage – pour 3000 yuans. Dans un pays en manque chronique de filles à marier, telle dot était des plus médiocres, mais malgré tout un peu plus que celles de ses cadettes, cédées pour 500 voire 1000 yuans. Les parents avaient pu exiger plus pour elle, parce que son fiancé était incapable d’aligner plus de trois mots.
Pour une fois, Han Shimei s’était rebellée contre la décision de ses parents, et cette union sordide : elle avait tenté de déclarer que face à l’officier de l’état civil, elle dirait non. Mais sa mégère de mère, nullement décidée à se laisser déposséder de ce petit cachet, avait entamé contre elle la guerre d’usure, à force de gifles, de coups de pied et d’insultes – « avec la tête que tu as, lui assénait-elle quotidiennement, comment oses-tu faire des histoires » ? Avec une incroyable force de volonté, la jeune fille résista trois ans, mais sans oser toutefois se trouver un autre fiancé, ou monter travailler à la ville. Puis au printemps 1992, à bout de force, elle finit par céder, en pleurant. Le jour des noces, la belle-mère avait organisé le banquet de vingt convives, remis à sa mère les 3000 yuans promis. De ce montant, Shimei n’en récolterait que 200, et encore, en nature, sous la forme de quatre tenues, robes, pantalons, chemises et manteau de gros coton molletonné. C’étaient les premiers vêtements neufs de sa vie .
Une fois chez ses beaux-parents, loin de voir sa vie s’embellir, elle la vit sombrer au-delà de ses pires cauchemars. Dans cette famille dégénérée, la mère était naine, le père demeuré, tout comme celui qu’on lui avait donné pour mari. Chez eux, le silence régnait. Les seules voix qu’on entendait chez eux, étaient celles des créanciers venant réclamer le paiement de leurs dettes. Chaque matin, le mari se levait en silence, prenait son bol de zhou sans piper mot et se rendait à son travail dans un salon de coiffure. Le soir, la même scène se répétait, dîner où les seuls bruits étaient ceux des bouches avalant la soupe de riz rapportée par Shimei qui travaillait comme cantinière dans une usine. Shimei pouvait se nourrir, une fois les autres repus -ce qui était rare : quand elle accoucha de son aîné en 1993, ses sœurs venues lui rendre visite, se cotisèrent pour lui offrir deux casiers d’œufs, histoire de la nourrir durant l’allaitement.
Bientôt elle se lassa d’être seule à parler, face à ces visages inexpressifs. Elle reporta dès lors tous ses efforts sur l’avenir de son fils. À l’usine, elle mettait les temps libres à profit pour fabriquer des pantoufles de laine qu’elle vendait au marché. C’est ainsi qu’elle paya les études de son fils à Zhengzhou, la capitale locale. Elle lui chercha aussi une femme, au prix de 50000 yuans en vêtements, cadeaux et frais d’entremetteuse. Mais ses efforts restèrent sans fruit : son fils rejeta d’abord la fiancée, puis en épousa une autre, mais qui le quitta au bout de quelques mois.
Les études du fils furent pour Han Shimei source d’une autre déception. De son université, il était sorti ingénieur. Mais au moment d’intégrer en entreprise, il fut recalé à la visite médicale, qui lui détecta un souffle au poumon : dès lors, il dut prendre un simple job d’ouvrier dans l’usine de sa mère, comme s’il n’avait ni bac, ni diplôme ! Pour la mère, c’était l’effondrement de ses rêves d’élévation sociale.
Une vie fichue ? Eh bien non. Contre toute attente, elle va renaître, sous l’effet de son énergie vitale, qui rejaillit et vient à bout de toutes les épreuves. Chez Han Shimei, une nouvelle vie redémarre, à 49 ans. Laquelle ? C’est celle de l’adage bouddhiste qui affirme : « dans la mer amère, le rivage est là, au tournant du regard » ( 苦海无边,回头是岸 kǔ hǎi wú biān,huí tóu shì àn) !
1 Commentaire
severy
7 avril 2021 à 21:23Allons, rêvons un peu. Au sortir de l’usine, Shimei tombe sur le roi-dragon qui lui propose la botte. Elle met au monde cent jours plus tard un magnifique phénix qui la chauffe gratuitement l’hiver. Son fils rencontre un ver à soie qui file du mauvais coton et devient papa et siffleur de bouteilles dans une émission sur les pères siffleurs. Il est surpris par la police en train de chauffer l’ambiance dans la salle de spectacle avant un concert et, accusé de faire de l’ombre aux ténors enroués du PC, il ne fait pas long feu avant de finir martyr sur un bûcher dont la mise à feu connaît des problèmes d’allumage. Shimei achève son existence comme femme au foyer et s’éteint petit à petit en se nourrissant des amers charbons de la solitude.