En 2013, devenu avocat, Tang Shuai fonda le cabinet « Ding Sheng » – il avait 28 ans. Tang avait refusé plusieurs offres de cabinets qui lui interdisaient de perdre son temps à toute cause autre que lucrative. Certes, il gagnait moins, mais il pouvait à sa guise, se consacrer à la défense du « monde du silence ».
Dans la communauté des sourds-muets, s’était vite répandue la nouvelle d’un jeune capable de communiquer avec eux, et d’accord pour les défendre à des tarifs compatibles avec leurs ressources. Aussi, chaque matin tôt, devant sa porte, s’étirait une file d’attente. Avec chacun, Tang passait le temps nécessaire pour évaluer leur affaire, étayer leur défense. Parfois, c’était à la prison qu’il allait à leur rencontre, tel un homme détenu pour vols répétés à l’étalage. Tang fut stupéfait de découvrir que l’inculpé ne comprenait rien aux signes de l’interprète officiel – et que c’était réciproque, apparemment. Alors, Tang fut prompt à remonter à la racine du problème : le traducteur lui parlait en mandarin mais lui, en dialecte sichuanais. Aussi, pour cinq délits de grivèlerie et chapardage, l’accusé avait été condamné à trois ans, sur base de ses « aveux ». Mais une de ses réponses, « je n’ai pas dérobé d’iPhone », s’était métamorphosée dans le rapport, en son contraire, « j’ai volé un iPhone doré » ! Armé de cet élément, Tang déposa alors une demande de révision à la cour, deux nouveaux interprètes furent confrontés à celui initial, et l’innocence de l’homme fut rétablie sur au moins un des chefs d’inculpation – le verdict fut cassé.
Dans une autre affaire récente, Tang reçut la visite d’une veuve illettrée, qui venait d’être durement frappée par le destin. La mort de son compagnon avait été suivie par celle de ses deux enfants. Puis un ex-ami de sa fille était venu la voir, pour lui promettre monts et merveilles pourvu qu’elle lui donne pouvoir sur son petit deux-pièces, son seul bien sous le ciel. Sans rien y comprendre, elle avait signé : quelques mois plus tard, il revenait lui rendre la moitié de la minuscule somme qu’il en avait tiré. Et dès le lendemain débarquaient les huissiers –elle était expulsée. L’aigrefin entretemps, avait disparu. Sur ce cas désespéré, tout ce que Tang avait pu faire, était d’obtenir pour elle une modeste prime mensuelle de solidarité…
Fréquemment, l’avocat tomba sur des cas où le traducteur abusait du client—personne n’étant là pour vérifier ce qu’il voulait bien inscrire dans ses rapports. Nul ne sait pourquoi, un interprète s’était pris d’une rogne tenace contre l’accusé et avait distordu ses propos, pour le charger au maximum. Tel autre fut surpris en train de prédire un verdict fortement alourdi. L’accusé méritait 15 jours selon la loi : l’interprète lui prédisait « six mois »– sauf s’il était capable de lui trouver 5000 yuans, « pour donner au juge, bien sûr ». Effondré, le malheureux s’exécutait, et l’escroc mettait l’argent dans sa poche. Quand il éventa la manœuvre, Tang Shuai la dénonça, forçant l’énergumène à se justifier devant le juge, plaidant que son propos à l’accusé avait été mal compris par Tang, sorti de son contexte !
Tang, depuis lors, acquiert une petite notoriété, de plus en plus interviewé dans la presse, qui découvre en lui le premier avocat pour sourds-muets de l’histoire du pays. « Un problème général est l’ignorance des lois » constate-t-il. « Si les interprètes n’ont pas de formation de juriste, comment fournir aux prévenus le bilan fiable de leurs droits » ?
Autre souci : des scandales à répétition arrivent, par des escrocs exploitant des failles de la loi pour plumer les sourds-muets… Des centaines ont été lésés par le trafic pyramidal, donnant leur épargne sous la promesse fallacieuse de dividendes, avant de tout leur prendre, suite à un « coup d’accordéon ».
Cette dernière fraude, par sa haute fréquence, convainquit Tang d’agir d’une manière préventive. En février 2018, il posta sur internet deux vidéos, l’une parlée, l’autre par signes, pour expliquer, en prenant pour exemple des renards et des lapins, comment fonctionnait l’arnaque. Regardés des centaines de milliers de fois, ces vidéos connurent un grand retentissement, lui valant sur WeChat 10.000 abonnés. Sa renommée explosa et lui permit de recruter cinq juristes sourds-muets, qu’il prépara au concours d’avocat.
Une fois diplômés, en octobre 2018, ils entrèrent à son cabinet, et depuis, participent à sa croisade, lui permettant de décupler son aide juridique aux sourds-muets. Ces hommes et femmes sont comme lui passionnés par la cause, et désintéressés financièrement. Depuis 1993, pas moins de 10.000 sourds-muets ont été assistés par son cabinet Ding Sheng : ils restent une goutte d’eau, dans l’océan des 28 millions de sourds-muets officiels de Chine, mais c’est un début. Ils ont aussi fondé un centre de veille par WeChat, qui leur permettent de conseiller en ligne des dizaines de cas par jour. Chaque semaine, ces jeunes motivés trouvent une nouvelle idée. L’un lance un cours de droit par signes sur WeChat, l’autre crée une ONG.
Pendant ce temps, dégagé de ses tâches, Tang Shuai se lance dans de nouveaux projets. Il veut créer un centre de formation pour traducteurs par signes et passer le concours de juge. S’il réussit, comme c’est presque déjà acquis vu sa force de travail, il deviendra le premier magistrat du pays pour sourds-muets. Il est également devenu membre de la Commission des Affaires politiques et légales de l’arrondissement de Dadukou.
Beau parcours pour cet homme de 34 ans, resté fidèle à son serment d’enfant : dès l’âge de quatre ans, il s’était juré d’empêcher que le sort accablant ses parents, se perpétue jusqu’à ce que « le ciel devienne stérile et la terre aride » (天荒地老, tiānhuāngdìlǎo) – jusqu’à la fin des temps !
1 Commentaire
severy
1 avril 2019 à 22:25Un très beau récit conté de main de maître par un orfèvre du genre. Mon foie de lecteur jubile.