Le 31 mars à Hanoi, six pays traversés par le Mékong signaient un traité ambitieux d’intégration régionale : la Chine s’engageait à verser 66 milliards de $ sur 5 ans dans 227 projets devant bénéficier au Vietnam, Laos, au Cambodge, à la Birmanie et à la Thaïlande. Ainsi, ce bassin fluvial du bas Mékong peuplé de 60 millions d’âmes, changeait d’ère et de vitesse, reléguant le précédent traité de coopération du Mékong, héritage de la France coloniale. Les pays signataires souhaitent une plus forte coopération, avec des règles et des objectifs taillés sur mesure pour les intérêts de la Chine.
L’un des plans vise l’endiguement des cours d’eau par une série de barrages : selon St. Jensen-Cormier, directrice Chine de l’ONG International Rivers, Sinohydro, Huaneng et d’autres construisent 41 retenues sur le Mékong et ses affluents. Au Cambodge, Huaneng bâtit Lower Sesan-2 (cf photo), d’une capacité de 400 MW pour 818 millions de $, futur plus grand barrage du pays.
L’intérêt de la Chine est clair : en avançant presque tous les fonds (seule à pouvoir le faire), elle supplante des groupes étrangers aux technologies pourtant plus récentes, pas forcément plus chères, mais moins financées. Elle se rembourse en exploitant les ouvrages—en vendant le courant, à son prix. Elle fait aussi de ces pays « bénéficiaires » des vassaux à long terme : en échange de ces infrastructures dont ils ont besoin et qu’elle est la seule à offrir, ils doivent voter avec elle aux Nations Unies. Aussi, ces projets font d’eux son hinterland. L’un d’eux consiste à rendre le Mékong navigable—œuvre colossale, qui créera pour la Chine un axe de pénétration au cœur de l’ASEAN.
Dans ce processus, les pays riverains y trouveront aussi leur compte : de barrage en barrage, se bâtissent des routes, des écoles et villages plus modernes, avec accès privilégié à l’eau, à l’électricité. Ils forment les bases pour l’apparition d’une industrie de transformation du bois, du poisson, des céréales, du coton local…
Rien qu’au Laos, 45 barrages chinois sont programmés. Selon l’International Journal of Hydropower and Dams, ce pays aurait un potentiel hydroélectrique de 100 GW (=100 réacteurs nucléaires français), dont seuls 25% déjà planifiés… Une situation « gagnant-gagnant », selon l’argument principal de la Chine pour convaincre l’Asie du Sud-Est de foncer dans l’aventure…
Encore faut-il que les promesses soient tenues. Ce qui n’est pas évident. Srey Ly Bik, paysan cambodgien, cultivait en 2016 sa terre avec 30 buffles et un tracteur, avant d’être exproprié – elle se trouvait sur le périmètre du futur réservoir, 75km² bientôt submergés. Mais les terres qu’on lui a donné en échange, étaient de roc non limoneux, inaptes à la culture : Srey a dû se résigner à tout vendre, pour vivre de ses économies.
Mêmes plaintes au Laos sur la Nam Ou (cf photo), affluent du Mékong où la Chine érige 7 barrages. Là, les paysans se plaignent d’une électricité payante en dépit des promesses, et d’une pêche de poissons désormais trop petits pour pouvoir être vendus – la qualité de l’eau aurait changé sous l’effet du béton à haute dose, altérant la croissance de la ressource halieutique.
On constate donc une rancœur montante auprès des populations, suite à l’apparition de ces ouvrages. Les deux principaux bénéficiaires, Laos et Cambodge se trouvent être à la fois les pays plus pauvres, et les plus fidèles à la Chine—les plus « gâtés » par ses programmes de développement. Il n’en faut pas plus dans la population pour susciter le soupçon d’une collusion entre son leadership et le capitalisme d’Etat chinois. Contre ces accusations, Sok Siphana, conseiller du gouvernement cambodgien de Hun Sen, crie au « procès d’intention » : « des petits pays comme les nôtres, dépourvus de marché intérieur, doivent se doter d’une source d’énergie abondante et pas chère, pour attirer des industries tournées sur l’export. Ce sera notre seule chance face à des pays plus grands tels Birmanie, Vietnam ou Thaïlande » !
D’autres activistes vont s’élever contre cette vague de barrages, au nom de ses risques d’effets pervers : déplacement de population, acculturation accélérée et dégâts environnementaux. Ils militent pour le droit des peuples à croître à leur rythme, à préserver leurs traditions, et à redistribuer plus équitablement le fruit de cette croissance importée. Or, fait notable, ce type de contestation contre les pouvoirs publics sont plus fréquentes et plus écoutées en Asie du Sud-Est qu’en Chine : elles ont été capables de provoquer l’interruption en 2011 du chantier de Myitsone en Birmanie (barrage chinois à 3,6 milliards de $), puis au Cambodge en 2015, celle du barrage de Chhay Areng… Les deux chantiers pourraient reprendre cette année.
On sent bien à travers l’ASEAN, le vif débat d’idées en cours. Deux visions de l’avenir s’affrontent, irréconciliables. Ce débat met du sable dans les engrenages des plans des états-majors politiques et industriels chinois, prenant à contre-pied une Chine habituée à décider sa croissance au sommet sans concertation, en une gouvernance « pyramidale ». C’est que ces sociétés méridionales ont reçu de leur colonisation française ou britannique un socle d’institutions démocratiques et d’ONG. Cet héritage leur donne un passé, une conscience et une perspective tous différents de ceux de la Chine monolithique. Pour cette dernière, un vrai « fil à retordre » pour l’avenir !
Elle en prend conscience, selon les mots de Hu Zhiyong, de l’Académie des Sciences Sociales de Shanghai : « pour optimiser leur investissement dans ces pays, nos groupes industriels vont devoir mieux prévoir son impact sur les hommes et sur l’environnement – c’est une leçon qu’ils sont en train d’apprendre ! ».
1 Commentaire
severy
14 avril 2018 à 19:29Très bon article. N’oublions pas que les plus grands fleuves qui coulent en Asie du Sud et du Sud-est viennent du Tibet, exemple-type de « région autonome » conquise, mise au pas et exploitée au seul profit d’une pseudo « Mère patrie » qui ressemble fâcheusement à un Chronos engloutissant « ses enfants ».