Liu Chang, 28 ans, organise sa vie comme un plan de carrière. Première étape : après des études raisonnablement réussies, elle décroche un poste de prof de mathématiques à Tangshan (Hebei), son nid familial – titularisation obtenue après cinq ans. Elle aime la vie, le shopping et ses amies. Seconde étape : elle rencontre Jia Shihan, courtier en charbon, élève comme elle, d’un cours du soir dédié aux marchés actuariels.
Jia lui-même, à 30 ans, doit à son amour de la bonne chère, un embonpoint manifeste. Excellent dans son métier sur les marchés à terme, il meuble son temps libre en s’adonnant à la cuisine, aux stages de tâte-vin, et joue occasionnellement de son saxophone dans les cafés de la ville. Financièrement, il est à l’aise : en deux ans, il s’est acheté un, puis deux appartements de 150m², et un sémillant cabriolet BMW qui fait l’admiration des filles et l’envie des hommes. Côté tempérament, il est ouvert et toujours optimiste, « 快活似神仙 » (kuàihuó shì shénxiān), soit « gai comme un immortel ». Avec toutes ces qualités, Jia cochait toutes les cases, et Liu n’avait pas trop attendu pour jeter son dévolu sur lui, avant que d’autres filles ne le lui chipent !
Jia et Liu ont alors décidé de s’unir. D’abord, il s’est agi pour lui de franchir la redoutable épreuve de la présentation devant le carré des parents, oncles et tantes, qui lui posaient les questions les plus dérangeantes, à commencer par son salaire, et même jusqu’à lui demander combien de femmes il avait fréquenté, et le pourquoi des ruptures . Heureusement que Liu l’avait prévenu, lui permettant de désamorcer dès le départ la bombe, par une réponse aussi fausse que banale…
Dès lors il était autorisé à lui faire la cour, au rythme d’une sortie par semaine (cinéma, restaurant), feu vert élargi, après six mois, aux surprises-parties et aux boîtes de nuit.
Au bout d’un an, quand on eût pu commencer à parler mariage, avait éclaté la pandémie, bloquant à domicile pour trois terribles mois quiconque à Tangshan comme dans toute la Chine, ne laissant sortir que pour les emplettes et encore sous moultes drastiques restrictions. Jia et Liu s’appelaient chaque soir tard, pour éviter de faire profiter le reste du clan de leurs mots amoureux, au risque de voir revenir par de tierces personnes les cancans par WeChat. Après trois mois de ce régime de fer, ils se retrouvaient remis en liberté surveillée, chacun armé de son code QR vert sur son portable, permettant à Jia l’accès à sa bourse du charbon, à Liu celui à son collège, pour un semblant de liberté sous caution entre deux alertes virales.
Cependant, dès lors, la famille de Liu Chang freinait des quatre fers la relation, de crainte d’une reprise de l’épidémie, d’une infection qui se propagerait sur toute la famille, toute la ville. En tel cas, le voisinage jaserait ferme. Le clan entier serait coupable de négligence et de mauvais esprit citoyen, ils seraient dès lors ostracisés – il fallait absolument éviter un tel risque.
Dans cet esprit conservateur, qui était en réalité une régression mentale sous prétexte de sauvegarde du clan, les anciens avaient autorisé les jeunes à se revoir, mais seulement au foyer familial, en présence d’un chaperon pour garantir le respect de la distanciation sociale. Liu avait beau protester du ridicule que nul règlement n’imposait. Mais les vieux restaient inflexibles, tenant leur revanche moraliste sous prétexte de santé publique.
De la sorte, c’est seulement aux tous derniers jours de l’année 2021 que les têtes chenues estimèrent le mariage envisageable. Par un devin renommé, la date du 19 mars fut choisie, comme propice sous l’angle du fengshui. Les deux familles se réunirent alors pour convenir du banquet – un restaurant de haut vol –, les listes des invités en nombres égaux, le menu, la répartition des tâches… Les cadeaux commencèrent à affluer, regroupés chez la fiancée dont la demoiselle d’honneur faisait le tri. Détail remarquable, la valeur de chaque colis, de chaque enveloppe rouge, supposait un investissement précis du donneur, ni trop ni trop peu, en fonction de son revenu. La relation future avec les mariés en dépendait, car en cas de déception, l’une ou l’autre partie perdait la face, et l’on risquait rien moins que de ne plus jamais se revoir.
Après tant de sorties, d’achats et d’essayages, les garde-robes des mariés étaient prêtes. Le menu était sélectionné. Le maître de cérémonie avait écrit son scénario et les copains avaient sélectionné leurs « nao », épreuves de bizutage pour punir symboliquement les mariés de faire désormais bande à part. Seule manquait encore la destination du voyage de noce : le temps était encore trop incertain, et la Chine encore sous le voile noir du virus. Tout était prêt, on était le 18 mars, le grand jour était pour demain…
Sommaire N° 13-14 (2022)