Un mardi après-midi de février dans le district de Linqu (Shandong), Hu Guangzhou, fermier de 55 ans, passa en se déhanchant, comme sur une piste de danse, cigarette au bec et casquette kaki de travers, poussant une brouette. Il s’arrêta devant l’un des multiples chantiers du village : en le voyant, le contremaître soupira, sachant ce qui allait suivre. Comme pour le saluer lui et les maçons, Hu accentua son éternel sourire béat. Puis, tout en s’épongeant le front, il se mit à se servir en briques sur la pile de matériaux de construction, les entassant sur son une-roue. Il ajouta une série de voliges et poutres profilées, les soulevant facilement malgré leur poids, avec une force qu’on n’eût pas soupçonnée vu sa carrure émaciée. Le patron le laissait faire, faute de choix : en tant qu’idiot du village, Hu était aussi son protégé, et puis « une brouettée de briques, ça n’allait pas chercher loin ». L’intelligence simple de sa jeunesse avait quitté Hu 10 ans plus tôt, peu après la mort de ses deux frères lors d’un accident de la route, l’un tué sur le coup, l’autre quelques mois plus tard de complications.
Hu repartit d’un pas gaillard, conservant sa caractéristique démarche dansante, que la brouette faisait tanguer encore davantage. Sur son chemin, hommes et femmes le saluaient affablement – mais les enfants, derrière lui, se moquaient plus ou moins discrètement. Plus personne dans le village ne prenait la peine de lui demander l’objet de son innocente chapardise. Ils savaient que Hu Guangzhou répondrait, comme à chaque fois, que c’était pour la maison de ses frères, celle qu’il leur offrirait quand ils reviendraient : « il fallait qu’elle soit prête, pour les recevoir avec fastes lorsqu’ils rentreraient glorieux au village (衣锦还乡, yì jǐn huán xiāng) ».
Arrivé devant sa fermette, héritée de ses parents, il la prolongea vers une seconde construction – sa création, à la vision extraordinaire et fantasmagorique. Un corps principal en forme de soupente s’étirait, fait de briques et de moellons jointés de terre glaise, dont les portes et fenêtres protubéraient grossièrement des murs irréguliers. La technique précaire aurait émané une atmosphère inquiétante, sans le vieux lampion rouge de soie délavée et les multiples échelles faites de robustes branches de peupliers et de petits rondins, qui tenaient lieu d’escaliers. Car le bâtiment était flanqué d’une vaste tour faite de planches, madriers et tous les matériaux que Hu avait pu récupérer depuis le début des travaux, immédiatement après la disparition de ses frères. Avec des planchers et des plafonds aléatoires et jamais droits, chacun des sept étages s’inclinait dans un sens opposé et alterné, pour compenser la pente et retrouver l’équilibre. Poutres et solives non sciées aux extrémités pointaient aux quatre horizons, donnant l’effet d’un palais de fantôme et d’une architecture directement inspirée du Château Ambulant du célèbre Miyazaki. Sans s’en rendre compte, Hu avait créé une œuvre unique défiant les règles de l’architecture. Depuis lors, curieux et touristes venaient toujours plus nombreux, et le reportage du Qilü Wanbao, le journal local, à propos de cette surprenante bâtisse avait récolté plus de cinq millions de vues sur Internet. La plupart s’amusent et se réjouissent de ce déploiement d’imagination défiant les règles, l’école et la norme, et suivant davantage les forces telluriques et le niveau à bulle interne de Hu dans sa douce démence.
Cependant, les villageois vivant autour de lui s’inquiétaient. Et si la maison s’écroulait, comme cela devrait inéluctablement arriver, et s’il devait y avoir des morts ? En tout cas, pour la petite commune, ce serait une perte de face assez lourde : elle deviendrait la risée de la région et pourrait perdre sa crédibilité en même temps que ses subventions. Ses plans de développement seraient alors remis en cause, la bretelle d’autoroute vers Qingdao, l’usine de conditionnement du riz… Bref, il était urgent de faire abattre l’ouvrage, avant que le malheur n’advienne…
C’est alors que le maire et le secrétaire du Parti, discrètement avertis par le contremaître du larcin de Hu ce matin-là, vinrent le voir – à bord de leur Audi grand standing – le chauffeur restant en bas, sortant son chiffon et son plumeau pour un petit lustre de passage. Gravissant les échelles, ils cueillirent ce pauvre bougre de Hu à son 5èmeétage, en train de ravauder, avec sa truelle et une auge de béton, un mur, qui s’il tombait, ferait probablement chuter toute la maison. Suant sous l’effort dans son costume deux-pièces, le secrétaire l’admonesta : « écoute, Hu, pourquoi t’obstines-tu à ne pas reconnaître les faits ? Tes frères sont morts et ne reviendront pas. Toi, tu vis de notre charité, des 1 050 yuans par mois de subvention, sans compter les « mantou » (petits pains étuvés) qui te sont donnés gratuitement, et ta prime de 300 yuans réunis par collecte publique, pour te permettre de passer dignement chaque nouvel an chinois,… Mais vois-tu, ta maison, elle nous fait du tort ».
« Mes frères sont en chemin, répondit sobrement le paysan simplet. Je ne peux leur manquer de respect. Et puis je ne vis pas que de vous, je cultive aussi mes légumes, je repique tous les ans ma rizière, je ne travaille ici qu’à mes moments libres ».
« Et tu n’as pas envie de te reposer ? Nous avons une place pour toi au foyer du troisième âge… Là, tu serais nourri, soigné et bien traité. Cela nous rassurerait tous ! »
« Mais qu’est-ce que je ferais pendant tout ce temps ? Je m’ennuierais à mourir ! Et la maison, qui la tiendrait en état, pour qu’elle ne tombe pas ? »
Alors les deux édiles se regardèrent, un peu embarrassés. Car effectivement, c’était le plan, si Hu partait, la première chose que ferait le village, serait d’abattre la tour… De retour à la mairie, face à la presse, le maire bon enfant finit par dire : « on a tout essayé pour le dissuader, mais il n’y a rien à faire. Nous avons décidé que tant qu’il ne dépassera pas les bornes, nous le laisserons œuvrer à son rêve ».
Qu’admirer le plus ? La fidélité obtuse du paysan envers ses frères disparus, couplée à son étrange instinct de bâtisseur, ou bien la magnanimité des autorités locales ? Cette jolie histoire jette en tout cas une lumière fraîche et savoureuse sur les liens forts unissant à travers la Chine, les communautés villageoises.
Par Eric Meyer
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.
Ce « Petit Peuple » a été publié pour la première fois le 20 septembre 2019 dans le Vent de la Chine – Numéro 33 (2019)
1 Commentaire
severy
13 avril 2024 à 21:00Superbe histoire magnifiquement écrite. On met cinq étoiles et une larme.