Ceux qui ont récemment voyagé entre Shanghai et Pékin (voire Xi’an et Chengdu) avec China Eastern ont peut-être eu l’occasion de monter à bord de l’un des cinq C919 de la compagnie. Si l’expérience mérite que l’on si attarde, c’est que le premier moyen-courrier du constructeur chinois COMAC porte sur ses ailes les ambitions aéronautiques de toute une nation. En effet, après 15 ans de développement, l’appareil a finalement reçu sa certification de type fin septembre 2022 puis réalisé son premier vol commercial en mai 2023.
Aujourd’hui, le C919 dépasse les 1 000 exemplaires commandés, provenant pour l’essentiel de compagnies aériennes et sociétés de leasing chinoises. A ce stade, environ un tiers des commandes seraient « fermes » (ce qui implique le versement d’un acompte), les deux autres tiers n’étant que des « intentions d’achat ». L’objectif pour l’avionneur chinois est donc de consolider son carnet de commandes, notamment à l’international.
Pour débuter la campagne de promotion du C919 hors frontières, la COMAC a donc choisi, fin février, le salon aéronautique de Singapour, un rendez-vous biannuel qui attire un public plutôt régional, avec des délégations des pays de l’ASEAN, voire du Moyen-Orient. Cet événement est à marquer d’une pierre blanche puisque c’est la première fois que le C919 volait en dehors du territoire chinois. Deux C919 ont fait le déplacement pour l’occasion, tandis que la COMAC a profité du salon pour annoncer une commande par Tibet Airlines (filiale d’Air China) de 40 exemplaires du monocouloir en sa version adaptée aux hauts plateaux – une manière de souligner les performances de l’appareil. Dans la foulée du salon, le C919 a continué sa tournée promotionnelle en faisant des étapes au Cambodge, en Indonésie, au Laos, au Vietnam et en Malaisie.
Cette opération marketing intervient dans un contexte opportun pour la COMAC, où Airbus peine à augmenter sa cadence de production pour répondre à la demande et où Boeing est confronté à une série d’incidents liés à des problèmes techniques. Ainsi, le C919 se profile de plus en plus aux yeux des acheteurs comme une alternative viable à l’A320 d’Airbus et au 737 de Boeing. « Un nouveau choix fiable », pouvait-on d’ailleurs lire sur une publicité de la COMAC.
De quoi venir menacer le duopole ? Non, du moins pas dans l’immédiat… En effet, le chemin qui mène au succès commercial du C919 à l’international est semé d’embûches (ou plutôt de trous d’airs).
– La première difficulté tient à l’absence de certification du C919 par les autorités européennes et américaines. Non pas que le C919 ait besoin du feu vert de ces deux entités pour voler en Asie ou en Afrique, mais cela enverrait un signal fort à toutes les compagnies aériennes qui hésitent encore à sauter le pas pour des raisons de sûreté. Or, l’Agence de sécurité aérienne de l’Union européenne (EASA) est venue doucher, mi-mars, tout espoir de la COMAC de voir son appareil certifié d’ici à 2026 en raison des « nombreuses adaptations » apportées sur l’appareil depuis le dépôt initial de la demande en 2019. Ces commentaires suggèrent que l’EASA n’en est encore qu’au stade de familiarisation technique, qui n’est qu’une première étape d’un processus qui peut durer 5 ans ou plus. Pour mémoire, le premier-né de la COMAC, l’ARJ21, en service commercial depuis 2016, n’a obtenu ni la certification de l’EASA ni celle de la Federal Aviation Administration (FAA) américaine.
Du côté américain, l’échéance pourrait être encore plus lointaine, si l’on en croit l’expérience du premier-né de la COMAC, l’ARJ21, en service commercial depuis 2016, mais qui n’a jamais reçu la certification de la Federal Aviation Administration (FAA).
– Le second frein à l’achat d’un C919 tient à la question de la maintenance hors frontières, car contrairement à Airbus et Boeing, COMAC ne dispose d’aucun centre à l’étranger. Bien conscient de cette lacune, la COMAC serait prête à construire un centre dans le pays-client d’une compagnie ayant commandé 30 appareils, rapporte le PDG de GallopAir, jeune compagnie aérienne basée à Brunei, d’investissement chinois. En attendant, la COMAC a déjà créé à Canton un bureau de représentation dédié à ses futurs clients sud-asiatiques, ainsi qu’un entrepôt de stockage de pièces détachées.
– Le troisième challenge est d’ordre commercial. En effet, même si un C919 est moins cher qu’un A320neo ou un 737 MAX, les compagnies aériennes devront consacrer du temps (et donc de l’argent) à la formation de leurs pilotes et techniciens au nouvel appareil. Le C919 ne leur permettra pas non plus de faire des économies de carburant par rapport à ses rivaux européen et américain. Ainsi, sans un prix d’achat très attractif, les transporteurs aériens étrangers pourraient bien ne pas y trouver leur compte…
– Enfin, la COMAC devra surtout convaincre ses clients potentiels qu’elle sera en mesure de livrer les appareils commandés. Nul besoin de connaître le résultat de la prochaine élection présidentielle américaine en novembre pour affirmer que la COMAC pourrait faire l’objet de sanctions de la part de Washington et ainsi se retrouver privée (entre autres) des moteurs LEAP, fournis par CFM International, coentreprise entre l’américain General Electric et le français Safran. Pour rappel, plus de 80% des fournisseurs du C919 sont étrangers.
Cette prise en compte du risque géopolitique peut-elle expliquer les retards de production que connaît la COMAC actuellement (seuls deux C919 ont été livrés depuis le début de l’année, alors qu’elle ambitionne d’en assembler 36 en 2024) ? Ou alors est-ce simplement la conséquence d’une réorganisation des lignes de production ? Difficile à dire…
Une chose est sûre : comme Huawei, le géant des télécoms, avant elle, la COMAC pourrait être tentée de faire des stocks pour pallier une potentielle rupture d’approvisionnement. En parallèle, elle organise déjà la montée en gamme de certains composants issus de la filière locale afin de réduire sa dépendance à l’égard des technologies étrangères. Un processus qui risque de prendre des années, voire des décennies selon les équipements.
En somme, même si le C919 est promis à un bel avenir sur le marché chinois, sa percée à l’international est loin d’être garantie.
Sommaire N° 12 (2024)