Il y aura un « avant » et un « après » Covid-19. Certains pensent que la Chine sortira grandie, renforcée par cette épidémie. A tout le moins, on peut affirmer qu’elle en sera profondément changée. Du fait des mesures strictes de quarantaine, les habitudes de la Chine entière ont été bousculées : les Chinois ont aimé passer plus de temps en famille, ont repris goût à la cuisine, à la lecture, à l’exercice physique à domicile… Ils ont aussi passé beaucoup de temps sur les réseaux sociaux et à jouer aux jeux vidéos. Cette période a également été propice à l’expérimentation de plusieurs outils, principalement numériques. Alors, l’épidémie de Covid-19 déclenchera-t-elle une nouvelle vague de digitalisation de la société (live-streaming, livraison sans contact, e-learning, télémédecine, télétravail, contrôle des déplacements..) ? Tout semble l’indiquer. Mais ces nouvelles tendances perdureront-elles ? Là est la question.
Le e-commerce, grand gagnant
En 2003, lors du SRAS, les 400 employés d’Alibaba furent renvoyés à leur domicile après que l’un d’entre eux soit tombé malade, menaçant ainsi quatre ans d’efforts de la start-up. De chez eux, répondant aux appels des clients de la maison, ils mirent les bouchées doubles pour lancer leur plateforme en ligne Taobao ce mois-là. Chez le concurrent JD.com, qui vendait des lecteurs et graveurs CD à l’époque du SRAS, le virus poussa le fondateur Richard Liu à basculer son affaire sur internet. En quelques mois seulement, il fermait son magasin et se concentrait sur son site web.
Dix-sept ans plus tard, le commerce en ligne est toujours le grand gagnant de cette épidémie, relais naturel des magasins physiques et des consommateurs contraints de rester chez eux. Les principales plateformes de e-commerce (Taobao, Tmall, JD.com, WeChat et Suning) ont abaissé leurs droits d’entrée et leurs commissions pour inciter les marchands à vendre en ligne, accélérant la conversion des commerces « physiques ».
Selon un sondage du spécialiste de la livraison de repas Meituan (Tencent), 30% des restaurants interrogés se sont mis à livrer en réponse à l’épidémie. Plus de la moitié des établissements ont affirmé que les livraisons représentent plus de 70% de leur chiffre d’affaires durant cette période. Entre le 26 janvier et le 10 mars, plus de 200 000 patrons de restaurants ont ouvert un compte sur Ele.me (Alibaba), seul moyen de garder la tête hors de l’eau. Les bars eux, ont adapté leur offre en proposant des cocktails en canettes.
Chez Meituan, les ventes de légumes, viande, poisson et fruits de mer, ont également triplé en un mois. Chez son concurrent Ele.me, les commandes auprès des épiceries ont doublé en moins de 3 semaines. Début janvier, le nombre de clients quotidiens de ce type de services était de 7,8 millions – ils étaient 12 millions chaque jour un mois plus tard.
Les cheveux gris convertis au e-commerce
Côté utilisateurs, l’épidémie a permis de toucher également un public de 60 ans et plus, auparavant peu convaincu de l’utilité des services de livraison, en particulier de produits frais. Les sexagénaires en Chine sont 250 millions aujourd’hui : ils seront 480 millions en 2050. Selon l’Académie Chinoise des Sciences de l’Agriculture (CAAS), seule la moitié des plus de 50 ans utilisaient des solutions de paiement en ligne comme Alipay ou WeChat Pay jusqu’alors. Seul un tiers utilisaient des applications de livraison en ligne, et un quart des services de VTC. Naturellement, pendant le Nouvel An chinois, les commandes alimentaires ont explosé : chez Hema (Alibaba), +220% par rapport à l’an dernier, Miss Fresh (+350%), l’épicerie de JD.com (+470%). Selon Alibaba, le nombre de commandes passées par les utilisateurs nés dans les années 60 était 4 fois plus élevé qu’en temps normal. Alibaba avait déjà flairé le filon, avec une version « senior » de Taobao dès 2018. Même son de cloche chez Miss Fresh qui affirme que le nombre de ses clients au-dessus de 40 ans a augmenté de 237% durant l’épidémie ! Mais est-ce que ces habitudes vont perdurer après l’épidémie ? Une sexagénaire donne un début de réponse : « je préfère aller au marché pour voir mes voisins et négocier avec les vendeurs. Mais s’il pleut ou que je suis fatiguée, je pourrais désormais y avoir recours. J’apprécie également les suggestions de recettes. De plus, ma fille me trouve ‘tendance’, et cela me rend fière ».
La livraison sans contact
Auparavant, les livreurs venaient toquer à la porte des clients, mais depuis l’épidémie, ils sont contraints de rester à l’entrée des résidences. Si cette nouvelle formule est moins confortable pour les clients, elle représente un gain de temps pour les livreurs leur permettant d’effectuer plus de courses dans une même journée et donc de gagner plus d’argent, car ils sont payés à la commission. Toutefois, certains clients préfèrent la livraison sans contact (à des points de dépôts convenus), et pas seulement pour des raisons d’hygiène, mais parce qu’ils n’ont plus à se presser pour aller récupérer leur colis auprès du livreur. Il faut donc s’attendre à ce que les casiers intelligents se généralisent, non seulement pour stocker des colis classiques, mais aussi des repas ou des produits frais. Si ces habitudes de consommation perdurent, quelles seront les conséquences de ce boom de la livraison sur l’environnement ? Le suremballage est déjà un problème, la situation s’aggravera probablement si le gouvernement ne prend pas des mesures concrètes.
Une période d’or pour le live-streaming
De nombreuses professions ont vu dans le live-streaming (Douyin, Kuaishou), une occasion de relancer leurs affaires au point mort, notamment les agents immobiliers, proposant des visites virtuelles, ou les vendeurs de cosmétiques, réalisant des démonstrations en ligne. Même les cuisiniers s’y sont mis. La chaîne de hot-pot Xiaolongkan s’est lancée dans le live-streaming en partageant ses secrets de cuisine et proposant de livrer des hot-pots à réchauffer à domicile. En 10 minutes, le chef qui animait l’émission, a vendu 10 000 hot-pots. La chaîne faisait ainsi d’une pierre deux coups : elle faisait rentrer un peu d’argent et écoulait ses stocks. Même les boîtes de nuit se sont mises au live-streaming : le club pékinois One Third, gagnait 2 millions de yuans de pourboires virtuels lors d’un set de DJ diffusé sur Douyin (TikTok).
Le e-learning, une expérience à grande échelle
Les trois plus gros opérateurs télécoms (China Mobile, China Unicom, China Telecom) et les géants de la tech (Huawei, Baidu et Alibaba) ont été priés de s’assurer d’un bon débit internet pour permettre de donner des classes en ligne dans de bonnes conditions. En effet, 50 millions d’écoliers de 30 provinces se connectèrent sur DingTalk (Alibaba) dès le 10 février. Le groupe privé TAL Education affirmait que ses cours privés en ligne ont été vus plus de 500 millions de fois les deux premières semaines après la rentrée virtuelle des classes. Le fournisseur de classes virtuelles, ClassIn, voyait le nombre de ses étudiants décupler à 2 millions par jour.
Pourtant la firme estime que ce trafic chutera de 80% une fois que les écoles rouvriront : l’éducation en ligne ne peut pas remplacer celle des écoles, l’emploi du temps d’un élève n’étant pas extensible. D’autres estiment que la perte du trafic dépendra essentiellement de la qualité de l’enseignement dispensé. L’expérience aura toutefois démontré qu’il est possible de tenir des classes virtuelles géantes auxquelles assistent des milliers voire des millions d’élèves, dispensées par le meilleur professeur du pays dans le domaine.
Une expo depuis son canapé
Le secteur culturel poursuit également sa mue. Si le musée de la Cité Interdite propose déjà une visite virtuelle depuis 2017, l’Administration Nationale de l’Héritage Culturel (NCHA) appelait le 28 janvier tous les établissements culturels du pays à rejoindre une plateforme créée par Tencent en 2015, proposant un catalogue d’expositions à voir sans bouger de son canapé, parfois en différentes langues. Plus de 100 musées chinois ont répondu à l’appel, du musée Karamay au Xinjiang, celui de l’histoire révolutionnaire à Shanghai, de l’héritage sportif chinois à Zhengzhou, du massacre de Nankin, des soldats de terre cuite de Xi’an, des fresques de Dunhuang (Gansu), ou encore des fossiles de dinosaures à Hohhot. D’autres proposent seulement des visites photographiques avec quelques objets en 3D comme celui de poterie néolithique du Musée d’histoire du Shaanxi. Certains vont plus loin, comme celui de Suzhou, qui a lancé des mini-jeux sur WeChat et Weibo permettant d’assembler des meubles de style Ming ou de créer soi-même des calligraphies de paysages chinois classiques (cf photo). Mi-février, déjà 700 000 personnes avaient consulté le catalogue en ligne.
Le télétravail, un outil incontournable
Lorsque l’heure de la reprise du travail a sonné, de nombreuses entreprises ont cherché des solutions pour mettre en place le télétravail. Une demande accrue a poussé Tencent Meeting, service de vidéoconférences, à ajouter 100 000 “clouds” supplémentaires pour augmenter sa capacité les 10 premiers jours de février. L’application mobile DingTalk (Alibaba) a connu une explosion de ses téléchargements (+356%) durant le mois de février comparé au moins de janvier. Au moins 6 millions d’entreprises ont utilisé l’application et particulièrement sa fonction « bureau à distance », incluant la possibilité de faire des vidéoconférences, du live-streaming jusqu’à 300 participants, d’éditer des documents en ligne… WeChat Work et Lark (ByteDance) ont eux aussi respectivement connu une augmentation de 171% et 650% ! WeLink (Huawei) a vu s’inscrire des centaines de milliers de firmes privées et publiques, dont 6000 hôpitaux depuis le 25 janvier. Ces applications, nécessitant un bon débit internet, devraient stimuler la demande en débit 5G, dont les premiers forfaits ont été lancés en novembre 2019.
Jusqu’à présent peu populaire en Chine, le travail à distance va à l’encontre des pratiques culturelles de management, différents indicateurs de performance et bonus étant directement liés à la présence des salariés au bureau. Durant cette épidémie, une écrasante majorité des employés chinois a donc découvert les avantages du travail à distance : la liberté de s’organiser à son gré, perdre moins de temps dans les transports en commun, et donc en passer plus en famille… Par contre, ils ont réalisé que les frontières étaient flouées à la maison entre le temps de travail et le temps personnel, et la difficulté de se faire distraire par ses proches ou happer par les tâches ménagères. Ils ont aussi découvert que leurs managers, par manque de confiance ou peur de perdre le contrôle, étaient plus enclins à réclamer des rapports quotidiens pour s’assurer du travail de chacun, réduisant ainsi le temps réservé au travail effectif.
En fin de compte, le télétravail sera-t-il adopté plus largement ? Chaque semaine qui passe, habitue un peu plus les employés à cette manière de travailler, rendant difficile le retour au bureau en « 996 » (de 9h à 21h six jours par semaine). Il est donc probable que les employeurs reçoivent plus de demandes de travail à distance à l’avenir. Ce qui est certain est que cette épidémie aura été l’occasion pour les entreprises de réévaluer leurs rapports avec leurs employés, se montrer plus à l’écoute de leurs besoins, et favoriser l’adoption de pratiques mutuellement bénéfiques. Les firmes ont aussi investi en masse dans l’acquisition de plateformes en ligne, il sera possible de les réutiliser à l’avenir plus facilement. Enfin, il n’est pas exclu d’assister à un boom des travailleurs en freelance ou influenceurs, ne nécessitant pas de véritable bureau.
Le contrôle des déplacements
Elément marquant de cette épidémie, le contrôle des déplacements s’est renforcé à toutes les échelles, à l’aide ou non de la technologie. A l’entrée des ruelles ou des résidences, il faut montrer sa carte d’accès aux gardes. A l’entrée des immeubles, il faut badger. A l’entrée des pharmacies, restaurants, centres commerciaux, il est nécessaire de laisser son nom, son numéro de téléphone, d’identité, et de se laisser prendre sa température. Dans les stations de métros, gares et aéroports, sont installées des caméras à chaleur thermique et à reconnaissance faciale capables d’identifier un fiévreux avec ou sans masque. Des applications mobiles permettent de vérifier si l’on a voyagé en train ou en avion avec une personne contaminée, ou de géolocaliser les cas de Covid-19 dans sa ville. Dans certains espaces publics, il faut montrer patte blanche en tendant son code QR de santé, un système développé à la hâte par Alibaba et Tencent, basé sur trois critères : l’historique de voyage, le temps passé dans des zones à risques et l’exposition à des personnes contaminées. Au 1er mars, le code santé de WeChat avait été utilisé au moins 400 millions de fois. A Pékin, il est également possible de consulter le code d’une autre personne en tapant son numéro d’identité, pour pallier au problème des personnes n’ayant pas de téléphone portable, comme les enfants et les personnes âgées. Jusqu’à 4 personnes pourront être ajoutées sur un même appareil… Les deux premières semaines de mars, 5,5 millions de Pékinois ont utilisé le code 14 millions de fois. Pour prouver son historique de voyage, il suffit d’envoyer un SMS (CXMYD) à son opérateur télécom, et l’itinérance du téléphone s’affichera. C’est ce système qui a été utilisé pour traquer les 5 millions « d’évadés » de Wuhan avant sa mise en quarantaine le 23 janvier. Dans certaines villes, ceux ne respectant pas les consignes de confinement, dissimulant leurs symptômes ou mentant sur leur historique de voyage, perdront des points sur leur note de crédit social.
Mais ce système montre déjà ses limites : à Hangzhou, si un code de santé vert s’affichait pour 93% des 7,6 millions d’habitants, il était rouge pour 4% d’entre eux, soit 335 000 personnes ! Nombreux se retrouvèrent donc privés de sorties sans raison valable et dans l’incapacité de faire appel. D’autres montraient des signes d’impatience : « carte, badge, code QR… Trop c’est trop » ! De plus, si le gouvernement tente de rassurer la population en garantissant la confidentialité et la sécurité de leurs données, des listes entières d’habitants de Wuhan ont déjà fuité, leur risquant ainsi d’être discriminés.
Cette situation soulève plusieurs questions : cet arsenal disparaitra-t-il avec le virus ? Jusqu’à quel point ces technologies seront-elles acceptées par la population ?
Le Président Xi Jinping déclarait que la science et la technologie étaient les deux armes les plus efficaces pour vaincre la maladie. Ainsi, les efforts de collecte de données personnelles ont été accélérés durant l’épidémie pour répondre au désir du gouvernement d’établir une base nationale de données médicales qui pourrait aider les autorités à prendre des décisions plus rapidement. Grâce aux caméras à détection thermique, il serait possible d’identifier qui est malade, parfois avant même que la personne ne le sache elle-même. Même chose si la pièce d’identité devient obligatoire pour acheter des médicaments et l’acte enregistré dans un système national. En clair, le gouvernement voudrait pouvoir prévenir une future épidémie grâce aux « big data » recueillies auprès de la population. D’autres pays étrangers se sont déjà penchés sur la question, sans toutefois posséder la masse de données dont dispose la Chine. Si les codes de santé ont été acceptés sans rechigner et dans l’urgence par les citoyens, concédant à sacrifier un peu de leur vie privée au nom de la santé publique, il leur faudra sûrement plus de garanties, comme une loi sur la protection des données personnelles (au programme de la prochaine session du Parlement), pour accepter qu’un système similaire soit maintenu. Déjà la reconnaissance faciale, notamment dans le métro, faisait débat avant l’épidémie.
Toutefois, cette crise sanitaire aura été une occasion unique d’expérimenter en temps réel et à l’échelle nationale divers systèmes de suivi de la population. Si l’évaluation du « risque sanitaire » posé par un individu est devenue réalité, le système de crédit social et sa note morale individuelle (qui prend en compte des paramètres financiers, professionnels, ethniques, politiques) restreignent déjà, dans certains cas, la liberté de mouvement de ses citoyens. Déjà WeChat (Tencent) compte proposer la réutilisation son système de code QR de santé, renommé (fuxuema 复学码), pour la réouverture des écoles et universités !
Sommaire N° 12 (2020)