Le Vent de la Chine Numéro 11 (2025)

du 30 mars au 5 avril 2025

Editorial : Li Ka-shing entre le marteau et l’enclume
Li Ka-shing entre le marteau et l’enclume

L’annonce avait créé la surprise, le 4 mars, lorsque le conglomérat hongkongais CK Hutchison avait déclaré transférer la gestion de 43 ports dans 23 pays, dont 2 aux entrées du canal de Panama, à un consortium emmené par le gestionnaire d’actifs américain BlackRock.

Si Donald Trump se réjouit de cette vente qui a pour objectif de « reprendre le contrôle du canal des mains de la Chine », Xi Jinping, lui, ne décolèrerait pas, le groupe du milliardaire Li Ka-shing n’ayant pas consulté Pékin avant de conclure ce « deal », rapporte le Wall Street Journal. Signe de cet agacement, plusieurs commentaires publiés par la presse hongkongaise pro-Pékin mi-mars, repris par le bureau central des affaires de Hong Kong, présentent cette décision comme « une trahison pour tout le peuple chinois ». La presse chinoise a renchéri en dénonçant « l’ingratitude » de la famille Li.

Li Ka-shing, 96 ans, n’est pas étranger à la controverse. Il y a 10 ans déjà, sa décision de se désengager du marché chinois et de réinvestir 90% de ses capitaux hors frontières, avait suscité l’ire de ses compatriotes.

Si ce désengagement était dû à l’époque à un manque de confiance dans les perspectives de développement de l’économie chinoise et en particulier du marché immobilier, la vente actuelle apparaît davantage comme une tentative d’éviter de devenir une victime collatérale de la rivalité entre la Chine et les USA.

En effet, la réorientation stratégique de CK Hutchison en dehors de Chine continentale et de Hong Kong (qui ne représentent plus que 11% des revenus du groupe) rend aujourd’hui l’empire de Li Ka-shing bien plus exposé aux sautes d’humeur de Donald Trump qu’aux desiderata de Pékin. Le milliardaire hongkongais, devenu Canadien de passeport tout comme le reste de sa famille, a sûrement estimé que, face aux menaces du Président américain, mieux valait encaisser la jolie somme promise par BlackRock (19 milliards de $), quitte à prendre le risque de se mettre Pékin à dos…

De fait, Pékin n’a pas dit son dernier mot, bien conscient que cette vente risquerait d’être perçue, en Chine mais aussi dans le reste du monde, comme celle d’« une société chinoise qui cède aux pressions américaines ».

Pour éviter ce scénario, l’administration chinoise de régulation des marchés (SAMR) a annoncé le 29 mars l’ouverture d’une enquête pour « concentration d’entreprises », au motif que les deux parties concernées réalisent au moins 800 millions de yuans de chiffre d’affaires en Chine. En parallèle, les autorités chinoises ont demandé aux entreprises d’Etat de ne conclure aucun nouvel accord avec les sociétés appartenant à la famille de Li Ka-shing (ses fils détiennent notamment le groupe Pacific Century et la chaîne Watsons). Suite aux pressions de Pékin, la date-butoir de la signature du contrat, initialement fixée au 2 avril, a été repoussée.

Ce n’est pas la première fois que la Chine résiste aux pressions coercitives exercées par Washington. Lorsque Trump a proposé pour la première fois de forcer ByteDance à vendre TikTok en 2020, le ministère du Commerce a élargi sa liste de contrôle des exportations afin de bloquer toute vente des algorithmes de l’entreprise – son actif le plus précieux.

Dans le cas présent, il ne sera pas aussi facile pour Pékin de bloquer la vente, les actifs concernés se trouvant à l’étranger. De plus, en cas de désistement de Li Ka-shing, les pénalités que devraient payer CK Hutchison seraient conséquentes, mais ce n’est rien à côté des mesures de représailles que pourraient adopter les Etats-Unis si le « deal » dont s’est vanté Trump devant le Congrès devait péricliter (une hausse supplémentaire des tarifs douaniers par exemple).

A l’inverse, si CK Hutchison se décidait à signer malgré tout, aucun doute que Pékin sanctionnerait la société hongkongaise. De quelle manière et à quelle hauteur ? Difficile à dire, mais une sanction trop sévère à l’encontre de Li Ka-shing pourrait refroidir d’autres tycoons et accélèrer leur départ de Hong Kong… Un exemple récent est celui des déboires de Didi Chuxing qui avait eu « l’audace » en 2021 de faire son entrée à Wall Street sans le feu vert des autorités. En guise de punition, Pékin lui avait imposé de quitter la bourse new-yorkaise et de ne plus accepter de nouvel utilisateur de son application pendant plus d’un an… 

Pour Pékin, une solution qui lui permettrait de conserver la face sans trop fâcher Trump, serait de faire annuler la vente d’autres ports que ceux situés sur le canal de Panama, par exemple, ceux en Asie et au Moyen-Orient (dont le stratégique canal de Suez).

Certains analystes expliquent que seuls Trump et Xi, en personne, seraient en mesure de négocier un tel accord (au même titre que celui sur une éventuelle vente des opérations américaines de TikTok) – pourquoi pas lors d’une rencontre dont la date peine à être fixée.

Un chose est sûre : CK Hutchison ne sortira pas indemne de cette affaire, le conglomérat se retrouvant coincé entre le marteau (les désirs de Trump) et l’enclume (les menaces de Pékin). Cette affaire souligne que sans compromis susceptible de convenir aux deux parties, il sera de plus en plus difficile pour les sociétés de naviguer dans les eaux troubles de la rivalité sino-américaine. 


A lire, à voir, à écouter : Grand Prix pour « Xi Jinping, l’empereur du silence »
Grand Prix pour « Xi Jinping, l’empereur du silence »

Ce fut une semaine très active que la semaine passée, pour la BD « Xi Jinping, l’empereur du silence« , dessinée par Gianluca Costantini et mise en scène par Eric Meyer : à Paris, à la librairie Phénix, leur était remis le Grand Prix Asie de l’Association des Ecrivains de Langue Française (ADELF). Lors de son discours de remerciement à l’ADELF, Eric Meyer est revenu sur les coulisses de la création de ce livre :

“[…] Créer ce scénario sur Xi Jinping n’a rien eu de simple, vu le secret absolu qui enveloppe toute la vie du président. En 2022, une directive du Parti établit comme le septième tabou, et le plus strict, le fait d’oser écrire quoique ce soit autour de l’existence quotidienne de ses leaders. J’ai transgressé ce tabou, ce qui, aujourd’hui, me ferme la porte du pays, sans doute à vie – mais c’était mon choix.

Pour trouver la matière de mon scénario, j’ai puisé dans une base de données très élogieuses, que Xi avait complaisamment confié à la presse locale au début de son règne. Pour le reste, j’ai dû compulser les ouvrages les plus récents sur la vie et les idées de Xi Jinping, données rassemblées par des journalistes, diplomates et universitaires américains, britanniques, français ou allemands. Par téléphone ou par e-mail, j’ai correspondu avec d’anciens collègues et amis à Londres, New York, Pékin, Hong Kong et Taipei. J’ai aussi exploité un nombre d’incidents insolites parus en Chine peu avant l’avènement du nouveau n°1, surtout en 2012.

Spectaculaires et souvent violents, ces incidents avaient alors fait l’objet de spéculations et d’interprétations pour tenter d’en dissiper leur mystère.  Or, en les associant et reliant entre eux 10 ans plus tard, à la lumière de ce que Xi Jinping avait entretemps fait du pays, je vis émerger un fil conducteur sur les impitoyables guerres de pouvoir entre la poignée d’hommes et de familles qui tiennent ce pays.

Aujourd’hui, la planète entière entre dans une perspective nouvelle, sous le flirt entre Donald Trump et Vladimir Poutine, entre Etats-Unis et Russie, les deux empires rivaux de longue date et qui à présent se rapprochent. L’enjeu de tout cela est connu : c’est le rêve de tout autocrate, de Napoléon à Hitler en passant par Mao Zedong, Poutine et Trump, de  subjuguer le reste de la planète, d’instaurer un nouvel ordre final militaire et commercial, sur les pays du monde.

Mais notre BD est là pour rappeler l’existence du troisième larron chinois : Xi Jinping, bien en place dans la pénombre et en attente. En neuvième position du grand livre des 36 Stratagèmes (un manuel antique de stratégie militaire), nous attend la formule « regarder l’incendie sur la rive d’en face » (隔岸观火 – gé’àn guān huǒ). Ce qu’on y voit : des troupes ennemies en train de s’épuiser, tandis que cette troisième force conserve ses troupes fraîches, prêtes à traverser quand ces belligérants auront usé leur force, et de remporter facilement la guerre.

C’est sans doute ce à quoi joue à présent Xi Jinping, rêvant de voir se battre Amérique et Russie, dans l’espoir, le moment venu, d’emporter la mise. Et c’est cet homme-là sur lequel nous entendons braquer notre projecteur : pour rompre son silence, pour le mettre en lumière et vous mettre en alerte. Je vous remercie, et vous souhaite bonne lecture !”

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