Petit Peuple : Boluochi (Liaoning) – Lire ne connaît ni âge ni frontière

Boluochi (Liaoning) – Lire ne connaît ni âge ni frontière

Xue Li n’aime pas perdre son temps. Sur le marché de Boluochi, elle tient un stand apprécié de bing (饼), ces petites crêpes épaisses typiques du nord de la Chine, et de bingzi ( 饼子) sucrées, garnies de graines de sésame ou de sucre.  À 39 ans, native de cette ville de province où rien ne se passe, elle ne s’en sort pas trop mal. Son mari, le fils des voisins, a la tête sur les épaules et cultive avec sérieux les champs de maïs légués par ses parents. La vente des bing assure un complément devenu essentiel avec l’arrivée de leur fils Miao. Chaque soir, dans le coin cuisine de leur maison, elle fait la pâte puis, d’une main assurée par dix années de pratique, elle la sépare en boules de poids équivalent et les étale, soucieuse de former des crêpes de même dimension qui passent ensuite au four. Les étapes se répètent jusqu’à obtenir 1 000 crêpes, empilées dans des cagettes pour les bingzi qui seront vendues à l’unité, emballées par six dans des sachets plastiques pour les bing. Xue Li ne se couche jamais avant minuit et le lendemain matin, dès six heures, elle se tient derrière son étal. La plupart du temps, toute sa marchandise a disparu avant midi.

Xue Li sourit à ses clients, prend des nouvelles et en donne. Elle parle surtout de son fils de dix ans, Miao, son absolue fierté. Permettre à ce garçon de se réaliser autrement et loin de Boluochi, voilà la seule chose qui donne un sens au fait de trimer nuit et jour de cette façon. Si son mari n’a jamais passé son zhongkao (中考, examen d’entrée au lycée) et s’est très vite plongé dans les travaux agricoles de la ferme familiale, Xue Li nourrissait, petite, des rêves bien différents. Douée en classe, elle aurait voulu rentrer dans une université et trouver un emploi à Shenyang, la capitale provinciale. Mais, à 14 ans, la maladie et le décès de sa mère en avait décidé autrement. Aînée d’une fratrie de trois, il avait fallu occuper une place laissée vide à la maison, s’occuper de ses petits frères pendant que son père, chauffeur routier, écumait les routes de la province.

Scolarisé à l’école élémentaire puis au collège de Boluochi, Miao satisfait les ambitions maternelles par un excellent bulletin. Mais il ne semble développer aucune appétence particulière pour les mathématiques ou les sciences informatiques, non, il aime lire et ça embête Xue Li. Cela l’embête d’autant plus que le directeur de l’école, contre vents et marées, encourage la lecture par tous les moyens possibles. L’ancienne cafeteria désaffectée est devenue une bibliothèque avec air conditionné et machine à café, pour attirer élèves et enseignants. C’est là que Miao se réfugie après l’école maintenant que les « heures surveillées » – traditionnellement utilisées pour faire les devoirs et bachoter – ont été rebaptisées « heures de lecture » dans son emploi du temps.

Aux réunions d’information avec les parents, le directeur inscrit ces changements dans la continuité de la politique de « double réduction » mise en place en 2021 par le gouvernement pour alléger les élèves écrasés par des devoirs excessifs et du tutorat à outrance. Selon lui, à côtoyer les livres comme des bons amis (好书如挚友, hǎo shū rú zhì yǒu), les enfants et les jeunes améliorent leur compréhension écrite, compétence évaluée au zhongkao puis au gaokao (高考, équivalent du baccalauréat), mais aussi et surtout, grandissent en adultes comblés. « Plus vous lisez, plus vous avez envie de lire, plus vous découvrez de mondes nouveaux, plus vous apprenez sur la vie », a-t-il conclu en nage à la dernière réunion, devant une audience bruyante et indifférente. Lire des livres lui permettrait-elle de voyager enfin s’est demandé Xue Li, et la lanterne de ses rêves d’enfance s’est rallumée toute la nuit.

Quand, un mois plus tard, la bibliothèque de l’école s’est ouverte au public, tout a changé pour Xue Li et Miao. Plus de disputes, plus de cris à la maison sur l’avenir de Miao et le temps dévolu à ses lectures, un brusque revirement qui laisse le chef de famille soulagé mais perplexe. Un livre traîne souvent sur l’étal de Xue Li. Deux fois par semaine, une fois sa production vendue, elle retrouve son fils à la bibliothèque et tous deux y passent l’après-midi. La mère vibre aux destins d’Emma Bovary et d’Anna Karenine, oublie un moment sa vie pour plonger ailleurs, se révolte de voir Anna sortir d’une cage pour tomber dans une autre quand elle-même sort de la sienne par la magie du livre. Miao quant à lui, dévore Harry Potter qui lui confirme l’existence de mondes différents au-delà de son village et la nécessité de voyager pour les découvrir. Mère et fils se sont mis d’accord : comme toute belle amitié, côtoyer les livres ne doit empiéter ni sur les révisions du zhongkao de Miao ni sur les bing de Xue Li. Après, une fois le livre ouvert, le monde s’ouvre à eux …

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

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