Dans l’euphorie de la victoire, les complices résolurent d’acheter avec l’argent du butin une bouteille de Maotai, quelques douzaines de jiaozi (raviolis chinois) et autres friandises pour ripailler : cela faisait des années qu’ils n’avaient plus eu tant d’argent en poche ! La fête fut joyeuse, jusqu’au moment où l’un d’eux demanda à Lu’an, la femme de Diyi pourquoi elle avait giflé le commerçant : « tu aurais pu obtenir l’argent sans cogner, non ? », estimait-il.
« Et bien, explosa-t-elle, ça m’a bien plu de gifler ce type. Je nous venge, car c’est à cause de gars comme lui que nous sommes restés pauvres. Parmi tous ces riches, il n’y en a pas un seul qui puisse avouer d’où vient son argent. Car c’est sur notre dos qu’ils s’enrichissent, en nous volant !»
Sous l’émotion, elle ne se contrôlait plus, « cheveux dressés et yeux écarquillés » (发指眦裂, fàzhǐzìliè). Ahuris, les autres auteurs du commando se turent et bientôt rentrèrent chez eux. Une fois séparés, dégrisés, ils redoutaient la descente de police– car le commerçant avait dû porter plainte.
A leur grande surprise, aucun flic ne frappa pourtant à leurs portes ni le lendemain, ni les jours suivants. Sur les raisons de cette incompréhensible carence, tous se perdaient en conjectures. Mais le résultat fut qu’ils reprirent confiance. Tous les jours, ces membres de la « Société des anciens du clan Liu » se revoyaient au parc pour leur exercice physique, et tous se félicitaient de leur discipline et de leur esprit de corps.
Une semaine plus tard, ils s’attaquèrent un soir à un bourgeois de leur quartier, en train de rentrer sa Mercedes dans son garage. Ils l’encadrèrent et le soulagèrent du contenu de son portefeuille, soit un peu plus de 800 yuans. A la mode de Robin des bois, ils se les partagèrent équitablement, sauf cent yuans déposés dans un fonds de catastrophe pour les jours noirs.
Les mois, les années passèrent de la sorte, sans encombre, malgré leurs casses réguliers. Ils frappaient en bande de quatre ou cinq, en T-shirts la plupart du temps (la météo de leur province étant plutôt clémente) afin d’impressionner leurs victimes par leurs épaules râblées. Ils menaçaient tel restaurant de faire fuir ses clients s’il ne les régalait à l’œil et ne leur remettait leur petite enveloppe « de soutien au troisième âge ». En les voyant arriver désormais, le patron pâlissait, mais se pliait toujours à leur chantage, et le petit groupe une fois repu, remerciait à haute voix, en repartant.
Au fil des années, ils s’enhardirent. Un soir de décembre 2008, dix minutes après le début de la séance, ils s’attaquèrent au cinéma de la ville. On y projetait ‘Titanic’, un des rares films étrangers autorisés par la censure. Aussi la salle était pleine, en dépit du tarif élevé des droits d’entrée. Dans la nuit glaciale, l’avenue était déserte. Occupée à compter sa recette, la caissière ne les avait pas vus se rapprocher, encagoulés et masqués. D’un biceps violent, Diyi le chef de bande ouvrit sa porte, arrachant le loquet. Saisissant par la taille l’employée qui hurlait, il l’extrayait du guichet tandis que Qinshou, son cadet, la muselait, et que Lu’An amassait les billets dans son cabas de toile.
Ni le directeur dans sa cabine de projectionniste, ni les 456 spectateurs dans la salle ne s’étaient rendu compte de rien. Le lendemain, le maire, le secrétaire du Parti et le directeur de la banque acceptaient de rendre au cinéma sa recette kidnappée tandis que le commissariat lançait ses meilleurs limiers sur la piste chaude des agresseurs. Il était hors de question de priver le peuple des plaisirs du 7èmeart, ni d’admettre publiquement que la sécurité municipale défaillait si honteusement. La « Société des anciens du clan Liu » venait de gagner sans coup férir 25 000 yuans, assez pour tenir le coup un semestre à tout le moins.
Cette affaire marqua pour le gang un tournant dans sa pratique : dès lors, ils entrèrent dans une routine de chantage à plus grande échelle, mettant Yingtan en coupe réglée. A partir de 2012, les restaurants devaient payer l’impôt mensuel de protection, 1 000 à 3 000 yuans selon le chiffre d’affaire. Les lignes privées de minibus étaient aussi taxées – le bus refusant de payer trouvait sur sa route un barrage de vieux et de vieilles l’empêchant de passer jusqu’à remise de l’enveloppe exigée. 2015 fut témoin de racket sur les noces célébrées dans les hôtels, priées de rétrocéder une part des enveloppes rouges … Quoique vieillissant, ces êtres grisonnants parvenaient mystérieusement à conserver leur force physique et s’en servaient, rossant quiconque osait leur résister. La ville entière tremblait à leur approche.
Diyi et sa femme Lu’an, Qinshou son cadet et tous les membres du « 白头帮 » (bái
Mais que faisait la police, et leur impunité ne cesserait-elle donc jamais ? Plus qu’une semaine de patience, ami lecteur, pour avoir le fin mot de l’histoire !
Sommaire N° 11 (2020)