Diplomatie : Chine et Argentine : la fin de l’Eldorado

Chine et Argentine : la fin de l’Eldorado

Les relations entre la Chine et l’Argentine et leurs récentes évolutions manifestent toute la complexité des relations entre les pays dits du « Sud Global » et la Chine qui se veut leur représentant face à « l’impérialisme américain ». De plus en plus, les pays du Sud Global voient dans la confrontation entre la Chine et les Etats-Unis, celle de deux impérialismes auxquels ils sont forcés plus ou moins de se soumettre en espérant parfois pouvoir utiliser leur antagonisme à leur propre bénéfice, sollicitant la puissance de l’un pour contrer la puissance de l’autre.

La balance des rapports entre l’Argentine et les Etats-Unis d’un côté ou la Chine de l’autre a suivi ces dernières années des oscillations importantes au niveau politique.

Avec l’arrivée au pouvoir en décembre, du gouvernement du libertaire d’extrême droite Javier Milei, des changements dans la politique étrangère argentine pourraient remodeler ses relations avec Pékin. Après deux décennies de renforcement des relations bilatérales, conduisant à une croissance des échanges commerciaux ainsi qu’à une augmentation des investissements et de l’aide financière de la Chine, Javier Milei et son gouvernement ont exprimé le désir de renforcer l’alignement avec les États-Unis et de réduire les relations de dépendance avec Pékin.

L’exemple le plus concret d’inflexion dans les relations entre l’Argentine et la Chine depuis le début de l’ère Milei, est la décision de se retirer du projet d’expansion du bloc des économies émergentes BRICS, dont la Chine est membre aux côtés du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de l’Afrique du Sud. L’Argentine devait rejoindre les BRICS en janvier après avoir été invitée en 2023, le Brésil et la Chine étant les moteurs de la candidature du pays. Dans une lettre adressée au bloc fin décembre, Milei a déclaré que les priorités actuelles de la politique étrangère argentine diffèrent de celles du précédent gouvernement de l’ancien président Alberto Fernández.

À la mi-janvier, la nouvelle ministre des Affaires étrangères Diana Mondino avait rencontré l’ambassadeur de Chine en Argentine et confirmait « l’importance du commerce entre les deux pays ». Deux jours après cette réunion, Milei publiait sur X le message suivant : « La gauche veut que vous ayez le salaire de Cuba, la liberté de la Corée du Nord, la justice chinoise et l’abondance du Venezuela ». Pour autant, la volonté de couper les liens avec les régimes communistes va être difficile à mettre en place en ce qui concerne la relation de l’Argentine à la Chine.

En effet, le président Milei va se confronter à certaines contraintes matérielles qui pourraient tempérer ses ardeurs idéologiques. La situation financière de l’Argentine est le problème le plus urgent. La dette contractée par le pays auprès du Fonds monétaire international (FMI) était la plus importante de l’histoire de l’organisation. Bien qu’un accord ait été conclu avec le FMI en 2022, le fardeau de la dette constitue le principal défi du dirigeant argentin.

Dans ce contexte de besoins financiers urgents, l’Argentine s’est appuyée sur des outils de crédit non traditionnels comme les échanges de devises avec la Chine. Un accord de swap de devises a été mis en œuvre pour la première fois en Argentine en 2014 : il s’agit d’un contrat dans lequel les deux parties conviennent d’échanger des flux de trésorerie dans leurs devises pendant une période de temps spécifique. Depuis lors, les swaps chinois n’ont cessé de gagner en importance pour les finances de l’Argentine, atteignant 42 % des réserves internationales du pays en 2020. Au total, l’Argentine dispose d’une ligne d’échange de devises de 18 milliards de $ avec la Chine, ce qui lui a permis de rembourser une partie de ses dettes internationales. En 2023, les deux parties ont signé une prolongation de swap pour un montant supplémentaire de 5 milliards de $. Cependant, fin décembre, au vu des déclarations de Milei et pour faire pression sur le nouveau gouvernement, la Chine a suspendu la ligne d’échange de devises de 6,5 milliards de $ qui avait été négociée avec l’administration précédente de l’Argentine.

A cette dépendance financière s’ajoute une dépendance commerciale. La Chine est désormais au deuxième rang des partenaires commerciaux et des destinations d’exportation de l’Argentine, derrière le Brésil. En 2022, les exportations vers la Chine représentaient environ 8 milliards de $, soit 9,1 % des exportations argentines, établissant un record historique dans le commerce bilatéral. La Chine représente 92% du marché d’exportation du soja argentin, 57% de la viande et 59% de l’orge. L’année dernière, elle était la destination de 7,9% des exportations argentines en valeur, pour un total de 5,27 milliards de $. Il s’agit du troisième acheteur, derrière le Brésil et les États-Unis. Dans le même temps, la Chine était à l’origine de 19,7% des importations argentines, totalisant 14,5 milliards de $, derrière le Brésil.

Cependant, si l’Argentine ressent le besoin de se distancer de la Chine, malgré l’emprise économique de Pékin sur Buenos Aires, c’est aussi pour des raisons de sécurité et souveraineté nationales. En effet, les bonnes relations commerciales des dernières années n’ont pas empêché la Chine d’intensifier son régime quasi-néocolonial d’accaparation des ressources dans les eaux argentines. Selon le think tank Stimson Center basé à Washington, la Chine et ses entreprises publiques possèdent la plus grande flotte de pêche en eaux lointaines au monde, avec près de 3 000 navires. Cette flotte est trois fois plus grande que celles de Taïwan, du Japon, de la Corée du Sud et de l’Espagne réunies. En mars 2021, Oceana, une organisation à but non lucratif œuvrant pour la conservation des océans, a montré qu’entre 2018 et avril de cette année, une armada chinoise de quelque 400 navires a réalisé 69 % des 900 000 heures d’activité de pêche au large de l’Argentine. Oceana a également documenté plus de 6 000 « événements d’écart », au cours desquels les transmissions AIS [système d’identification automatique] n’ont pas été diffusées pendant plus de 24 heures, indiquant que les navires désactivaient potentiellement leurs dispositifs de suivi publics pour masquer un comportement illégal dans les eaux nationales argentines. Le rapport révèle que la flotte chinoise est responsable de 66% de ces incidents.

Ces nombreuses violations de la zone économique exclusive (ZEE) de l’Argentine par des chalutiers chinois (qui extraient de la mer d’Argentine environ 950 000 tonnes par an de poisson d’une valeur d’environ 2,47 milliards de $) ont donné lieu à des affrontements avec les garde-côtes argentins. Le 17 juin 2013, les garde-côtes argentins ont appréhendé un bateau de pêche chinois au large de ses côtes. Le 15 mars 2016, le chalutier chinois Lu Yan Yuan Yu 010 (cf photo) a violé la ZEE et a été coulé par les garde-côtes argentins. Le 9 mars 2018, l’Argentine a émis un ordre de capture international contre cinq bateaux chinois pêchant illégalement dans sa ZEE. Le 4 mars 2019, un chalutier chinois Hua Xiang 801 qui pêchait illégalement dans la zone économique exclusive du pays a été visé par le tir d’un navire des garde-côtes argentins. Et cela alors même que les relations diplomatiques entre les présidents chinois et argentin étaient au beau fixe.

Le gouvernement du président Milei a donc décidé de changer de stratégie. En mars 2024, les forces armées argentines ont lancé l’opération Griffon XVII dans les eaux de l’Atlantique Sud pour renforcer leur lutte contre la pêche illégale, non déclarée et non réglementée. Le ministre de la Défense Luis Petri a déclaré à la presse le jour du départ du Griffon XVII : « La pêche INN cause les plus grandes pertes aux économies locales, notamment en Amérique latine, en plus de graves dommages environnementaux dus à la destruction des ressources maritimes naturelles ».

Selon Luis Somoza, expert argentin en matière de défense et de relations internationales, « Le Parti communiste chinois détient des actions dans la plupart des entreprises de pêche subventionnant cette action […] L’activité de pêche illégale est l’un des principaux problèmes dans les mers d’Amérique du Sud, car les navires pêchent sans relâche au-delà de ce qui est autorisé et sans licence. […] Compte tenu des activités expansionnistes de la Chine dans le monde, il est essentiel que les moyens militaires navals contrôlent les juridictions maritimes pour défendre notre souveraineté ».

Dans ce contexte, le gouvernement argentin a demandé l’approbation du Congrès américain pour la visite du garde-côte américain James en Argentine en avril. S’il est approuvé, la Préfecture Navale Argentine (ANP) et le garde-côte américain USCG James organiseront une formation combinée pour la défense des ressources halieutiques dans l’Atlantique Sud. Voilà un nouveau terrain d’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis et, dans ce-cas, contrairement à un discours « alternatif » un peu surfait, c’est Washington qui se situe du côté de la défense des droits du « Sud Global ».

Par Jean-Yves Heurtebise

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